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Licencier ès lettres

Frank Adebiaye

La complexité de la valorisation des créations typographiques

Apparues avec les fonderies ITC et Photolettering qui souhaitaient « valoriser » la création typographique et reverser des royalties aux créateurs de caractères, les licences d’exploitation appliquées aux polices de caractères n’ont jamais été autant engoncées dans les supports et les technologies. Depuis l’avènement de la publication assistée par ordinateur (PAO), le designer graphique, l’éditeur ou le simple utilisateur se retrouve aux prises avec toujours plus de modalités, de péages, de complications juridiques, imposés par les fonderies et les distributeurs de polices de caractères, qu’elles soient diffusées sous forme de fichiers OpenType ou via un cloud. En jeu, l’opposition entre l’extension des droits liés à la multiplication des supports et l’avancée dans la chaîne de valeur, c’est-à-dire la contribution plus ou moins grande et plus ou moins directe d’un caractère typographique à une valeur ajoutée chez l’utilisateur.

Du côté de l’extension des droits, on peut distinguer quatre usages : l’utilisation simple (impression) ; l’incorporation (dans un fichier PDF) ; la référence (dans une page Web) ; l’embarquement (dans un livre numérique, une application). Le calcul de leur valeur est en outre fonction de paramètres complexes, tels que le nombre d’utilisateurs, de postes, voire de processeurs sur un serveur (MyFonts). Ces variations des modes de tarification d’un support à l’autre posent question : on peut très bien imaginer un utilisateur éditant une publication à des milliers d’exemplaires et, à l’inverse, une équipe travaillant sur un document à la diffusion très restreinte. Ainsi la sophistication des usages n’est pas toujours en rapport avec l’avantage économique tiré d’un caractère typographique. La tarification des polices gagnerait sans doute en légitimité en en tenant davantage compte. C’est, du reste, déjà un peu le cas avec les licences broadcast (pour la vidéo, un film, ou une chaîne de télévision) : on tient compte ici de l’économie d’un film ou d’une chaîne de télévision et non uniquement de la sophistication de l’usage, même si, dans certains cas, des développements très spécifiques doivent être mis en œuvre.

L’inadaptation des licences typographiques aux pratiques des designers

On devine, derrière ces indicateurs si mal ajustés, la volonté d’épouser au mieux une réalité économique sous-jacente. Mais la méthode employée par les fonderies relève trop souvent d’une pensée de l’organisation du travail datée, procédant du silo, c’est-à-dire s’arc-boutant sur une logique statique (verticale, sans possibilité d’expérimentation, etc.), en lieu et place d’une logique de projet, dynamique, fluctuante, propre à l’activité de design. Cette disjonction transparaît également au niveau des supports d’utilisation supposés discrets (séparés) : imprimé, Web, ou applicatif (app) alors que de plus en plus de contextes d’utilisation impliquent une exploitation continue avec des déclinaisons simultanées, faites d’allers et retours d’un support à l’autre (CSS Print, Webapp, etc.) Face à ces nouveaux défis, quelles solutions offrent actuellement les licences typographiques ?

On peut recenser quatre types de profils de licences, du moins avancé au plus avancé :– les licences en péage : achat support par support (Linotype, Commercial Type, etc.), avec, dans certains cas, l’ajout d’un autre support à tarif réduit (Commercial Type, ProductionType, MyFonts) ;
– les licences discontinues : achat de la licence imprimée, Web en location (sans auto-hébergement), app en achat ou sur demande (Typofonderie, TypeTogether) ;– les licences par profil de client : procédant d’une approche sur mesure en fonction du type d’utilisation anticipée (freelance, studio, éditeur, etc. comme le propose la fonderie Rosetta) ;– enfin les licences continues : utilisation sur tous supports sans distinction dès le départ (Ecra chez DSType, SwissTypefaces, OurType, One For All license chez Carrois Apostrophe, licences combinées chez David Jonathan Ross, profil Universal chez Rosetta).

Signalons, par ailleurs, une fausse bonne idée, ou tout du moins une bonne idée n’ayant pas été exploitée jusqu’au bout : FontStand 11 Fondé en 2015 par Peter Biľak et Andrej Kratky, FontStand est un service de streaming typographique, s’inspirant du principe de Spotify pour distribuer des caractères. Ne proposant que des productions de fonderies indépendantes, il se veut aussi une alternative aux majors de la distribution (Fonts.com, FontShop et MyFonts) toutes désormais détenues par Monotype.. FontStand est un service de streaming pour les polices desktop (ordinateur de bureau). Il est ainsi possible de louer les fichiers pour une heure, ou mois par mois ; au bout d’un an, on acquiert définitivement la police. Si certaines trouvailles méritent d’être saluées — l’existence d’un loyer avec des droits progressifs, de modalités de partage —, cette solution reste largement incomplète, ne couvrant que l’usage imprimé et ne fonctionnant, pour l’instant, que pour l’environnement Apple. Ces procédés relèvent plus d’une stratégie financière des fonderies — soucieuses, à juste titre, de l’érosion de leurs revenus — que d’une solution globale et cohérente pour les designers.

Quelles solutions ?

Quid des licences libres ? (SIL Open Font Licence, licence Apache, telles que proposées par des fonderies libres comme Google Fonts, Velvetyne ou encore OSP Foundry). En effet, elles sont accessibles à tous et offrent, au-delà d’une utilisation majoritairement gratuite, une grande liberté d’intervention sur le fichier source. Cette facilité d’usage est salutaire dans le contexte de projets où budget, jalons et dates butoirs sont de plus en plus serrés. Dans cette logique de flexibilité, un caractère libre peut servir de base à un développement spécifique, rémunéré, avec une redistribution sous licence libre (cf. projets Virus DejaVu et Virus VujaDe du dessinateur de caractère Jonathan Barnbrook dans le cadre de la refonte de l’identité visuelle du Mystetskyi Arsenal).

Comment aller plus loin ? Il s’agit de revenir à la problématique de départ des fonderies, à savoir lever la contradiction entre la flexibilité d’usage et la confiance accordée aux utilisateurs. On pourrait ainsi imaginer une identification des fichiers de police par client et supports d’usage (recours à un tatouage des fichiers non bloquant) et des droits proportionnés pour les récepteurs (en fonction de l’utilisation, commerciale ou non par exemple, comme dans le cas du Brill créé par John Hudson et Alice Savoie pour l’éditeur éponyme ou dans celui de l’Input de David Jonathan Ross publié par FontBureau).

En prolongeant l’idée de FontStand, on pourrait, en outre, mettre en place des droits progressifs permettant non plus seulement d’acheter tel ou tel caractère, mais aussi de pouvoir étendre la licence d’utilisation à d’autres supports et/ou d’autres usages. Ainsi réinventées, les licences typographiques laisseront apparaître la typographie de ce début de XXIe siècle telle qu’elle est, c’est-à-dire non plus comme un ensemble d’outils attachés à l’espace de travail, mais comme un actif partagé (auquel les étudiants et les designers sont invités à se familiariser avec des licences pour étudiants et des licences d’essai) entre le designer graphique, son commanditaire et le public.