English

Turbulences dans le cloud

Nicolas Taffin

La panne de la plateforme Web Typekit en 2015, un des grands services de streaming permettant le chargement à distance de polices de caractères sur des pages Web, a provoqué une petite panique (« fontpocalypse 11 Michael Rundle, « Typekit down: this is why the Web suddenly looks so ugly », Wired, 10 août 2015, [En ligne], http://b-o.fr/typekit-down ») en changeant l’apparence (en « défaçant ») de nombreux sites Web. Cette situation révèle une évolution significative dans l’histoire du Web et des polices de caractères numériques, l’usage de ces dernières dépendant désormais d’un tiers. Ce problème n’est pas uniquement technique et c’est, au passage, la nature même de la typographie, chargée de transmettre le sens dans l’écrit depuis le milieu du XVe siècle, qui a changé.

La dialectique de la forme

Le Web a été inventé 22 Tim Berners-Lee, physicien britannique, a inventé le Web au Cern en 1989. Voir :
http://b-o.fr/berners-lee
pour échanger des documents numériques, ceux-ci étant conçus comme des informations structurées. Leur mise en forme était prise en charge, non pas au départ, comme dans les « galaxies » Gutenberg et Marconi 33 Expressions fameuses de Marshall McLuhan pour décrire le monde de l’imprimé et celui de l’audiovisuel « broadcast » dans : Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy: The Making of Typographic Man, Toronto, University of Toronto Press, 1962., mais à l’arrivée, sur l’écran du lecteur, au moyen d’un parseur (qui allait devenir navigateur) 44 Le premier site Web et quelques définitions sont toujours accessibles en ligne.. Il faut dire que transmettre un document informatiquement n’est pas chose simple en raison de la nature fermée des formats de fichiers et du fait que les polices de caractères constituent des ressources essentielles pour le bon fonctionnement du système d’exploitation. Les alphabets numériques sont assimilés à des logiciels, et soumis à des licences d’utilisation qui proposent à leurs acheteurs, depuis les débuts de la publication assistée par ordinateur (PAO), une installation sur un nombre défini de postes. Il n’est pas possible, sauf licence spécifique, de les distribuer sur un serveur Web. Cela serait assimilé à de la contrefaçon. Le problème est donc à la fois technique et juridique.

L’histoire du Web est celle de la lente amélioration graphique des documents numériques. Tout est fait pour contourner la difficulté : utiliser les caractères les plus communs, les webfonts proposées par le navigateur Internet Explorer (Verdana, Georgia) ; la « font-stack », une liste de demande de caractère par ordre décroissant de spécificité ; l’insertion d’images qui représentent des mots (!) ; ou même le recours à des animations Flash qui recomposent la page lettre à lettre comme le ferait un compositeur typographe, sans distribuer la police 55 En 2004, Mike Davidson propose la « solution » SiFR comme un compromis assez astucieux entre l’utilisabilité et l’aspect. Voir : http://b-o.fr/sifr.

Un rendez-vous manqué

Lorsqu’enfin les standards et les navigateurs Web ont permis d’associer, de diffuser, de charger et d’activer des polices de caractères en leur sein, au moyen des feuilles de styles CSS 66 La recommandation CSS2 de 1998 propose déjà cette possibilité, mais il faudra attendre bien longtemps avant qu’elle ne soit effective (fin des années 2000)., il est un brin trop tard, car le Web a également changé depuis l’utopie du read/write postulant que tout lecteur est potentiellement un scripteur. Des start-up ont profité de ce point faible typographique pour devenir des « facilitateurs » (intermédiaires à péage) entre le webdesigner, le texte et le lecteur en proposant de diffuser les polices (avec CSS), mais aussi de les protéger et de les rémunérer à l’usage (bande passante), chaque page lue étant comptabilisée au moment de la transmission des glyphes typographiques depuis leur serveur. C’est le streaming de polices de caractères.

Le streaming s’est vite répandu avec une triple promesse : attribuer des royalties aux producteurs d’alphabets, les prémunir du piratage, et rendre les sites Web plus attrayants (ce qui n’avait, techniquement, plus rien de miraculeux) en étant « en règle » avec les fonderies (ce qui tenait déjà plus du miracle). Mais, tout en améliorant la forme graphique de leurs productions, les designers contribuaient involontairement à détricoter le document en ligne et à modifier encore le fonctionnement du signe typographique.

Le double sens typographique

La forme d’une page Web ainsi produite (« streamée ») est dépendante du service central qui diffuse les caractères. C’est un risque que la « fontpocalypse » (la panne du service Typekit) de 2015 a révélé. La page est donc tributaire du contrat temporaire entre l’éditeur et le « streamer » qui programme son obsolescence. Elle n’est plus archivable dans son entièreté et n’entrera donc pas dans l’histoire documentaire. La typographie, qui était censée se mettre au service de la transmission du texte et de son inscription sur un support, devient ce qui contribue à le défaire, comme le papier acide finit par ronger les livres qu’il portait.

Un autre problème est que l’usage du document est « suivi » en permanence. Une police « streamée » devient un tracker (pisteur) permettant de savoir de manière centralisée qui lit quoi et quand, pour des fins publicitaires ou d’autres motivations. La typographie numérique change ici de nature, ce que tous ses acteurs n’ont peut-être pas perçu : de signe à sens unique, elle est devenue une voie à double sens pour l’information. Elle n’est plus la servante du sens, de l’auteur au lecteur, mais informe désormais dans l’autre sens. Elle est ce qu’on appelle un data collector, et pas des moindres. Ce changement est essentiel.

Tout ceci contribue à expliquer la vaste éclosion des caractères libres. Le Web, qui a gardé un peu de son esprit d’ouverture, d’universalité et de pérennité s’est largement tourné vers des ressources typographiques ouvertes ou autorisant la diffusion en ligne, même si la confusion libre/open source/gratuit a également favorisé des créations médiocres, des succédanés, ou pire les Google Fonts gratuites et « streamées » depuis les serveurs du géant… de la publicité. Le Gargantua du Web a vite compris l’enjeu derrière la petite économie du streaming et son intérêt dans la surveillance des internautes. Il l’a fait en bousculant le modèle établi (en disrupteur) par l’introduction de la gratuité. Parallèlement, le streaming se généralise désormais hors du Web vers les applications de PAO et la typographie se loue (le service FontStand.com propose par exemple de louer une police au mois).

La typographie, elle, n’est pas sortie indemne de cette tourmente, puisqu’elle a changé de nature, en devenant cette « voie à double sens », même si elle compte encore de nombreux acteurs conscients et attentifs, présents sur le Web. S’ils ne peuvent probablement pas faire complètement marche arrière, le changement étant profond et systémique, peut-être sauront-ils trouver des usages conscients, utiles, liés à cette nouvelle nature.