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Œuvrer avec les machines numériques

Sophie Fétro

Le développement des fablabs et du Do It Yourself, la démocratisation des imprimantes 3D, l’accès élargi aux machines conduisent à s’interroger sur les modalités productives actuelles. Si les avantages à recourir aux imprimantes 3D, fraiseuses numériques, découpeuses laser et autres robots pilotés numériquement, semblent nombreux réalisation de formes complexes emboîtées, fabrication de pièces à la demande, accessibilité aux dispositifs de production, encouragement de circuits courts, autoédition ; quelle amplitude créative et degrés d’interaction permettent ces moyens de production ? Donnant parfois l’impression d’agir seuls, tels de véritables organismes autonomes, la conduite à adopter à leur égard ne va pas de soi. Comment sortir de l’attitude passive, à laquelle certains dispositifs nous conduisent, car fondés sur un langage hermétique, incompréhensible ou inaccessible à celui qui souhaiterait interagir davantage avec « l’appareil 11 Pierre-Damien Huyghe (dir.), L’art au temps des appareils, Paris, L’Harmattan, 2005. » qu’il utilise ? C’est à travers différents exemples, ayant trait en particulier à l’histoire de l’industrialisation du secteur textile, avant même l’apparition de tout système informatisé, que des modèles ou repères peuvent être établis. L’enjeu : mieux comprendre la relation créative que les designers et bricoleurs amateurs peuvent entretenir avec les machines numériques dès lors que ces dernières ne sont pas considérées comme de stricts moyens d’exécution, mais comme des « appareils » susceptibles de travailler la matière et de générer des formes spécifiques, incitant en somme à œuvrer avec elles.

Superviser les machines

Au XIXe siècle, une invention nouvelle se fait jour, conjointement et consécutivement au développement de la machine à vapeur : l’usine. Comme le souligne, Jacques Neyrinck, à la fois écrivain, professeur à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne et homme politique suisse, c’est autour de 1850, dans le domaine du textile, que la machine à vapeur impose progressivement son rythme aux travailleurs :

« L’usine textile du XIXe siècle est organisée autour d’une seule machine à vapeur dont le mouvement est transmis à tous les ateliers par un jeu d’arbres, de poulies et de courroies. Une fois que la machine est mise en mouvement, il faut que chaque ouvrier s’accorde à son rythme et devienne en quelque sorte un organe semi-intelligent de cet immense mécanisme, fait à la fois d’acier et de chair, de vapeur et de transpiration. Selon la formule consacrée, de cette usine la matière sortait ennoblie et l’homme dégradé 22 Jacques Neyrinck, Le huitième jour de la création, introduction à l’entropologie, Lausanne, Presses Polytechniques Romandes, 1986, p. 173.. »

Le développement de ce nouvel ensemble technique incorpore littéralement l’ouvrier à son outil de travail. Il se constitue alors une première forme de relation à la machine, quasiment charnelle et organique , accentuant comme jamais la relation de l’artisan-tisseur à son métier à tisser. Cette proximité paradoxale car en faisant corps avec la machine l’ouvrier s’assure une relation directe à ce qu’il fait en même temps qu’il se soumet à sa logique et à sa cadence ; ne tardera pas à être mise en cause par un processus progressif de mécanisation et d’automatisation de la manufacture. La conséquence de cette évolution fut la disparition plus ou moins rapide de l’être humain des ateliers . Tandis que la machine libère l’être humain des tâches laborieuses, elle l’exclut du processus productif, conduisant à affaiblir sa capacité d’action. Or cette logique a non seulement atteint la dimension sociale du travail, mais aussi réduit la part créative de l’ouvrier, son implication, ses inventions et ses trouvailles. Si la machine peut être accusée de nombreux maux (pollution, chômage, aliénation de l’être humain, concurrence déloyale, etc.) ce n’est toutefois pas en ce sens que Pedro Rioux de Maillou envisage la relation des arts décoratifs aux machines. Contributeur de la Revue des arts décoratifs et fervent défenseur d’une fabrication mécanique démocratique, il est bien loin d’opposer l’ouvrier à la machine et plaide dès 1882, pour « un perfectionnement des machines en vue d’une production plus artistique, plutôt qu’à leur évincement 33 Jérémie Cerman, « Pedro Rioux de Maillou, Les Arts décoratifs et les Machines, 1895 », dans Neil McWilliam, Catherine Méneux et Julie Ramos (dir.), L’Art social de la Révolution à la Grande Guerre. Anthologie de textes sources, Paris, INHA, 2014. » :

« L’homme est assis à son métier un métier Jacquard ; ; les soies à tons variés sont disposées à sa portée, dans l’ordre prévu des besoins du broché, grâce aux cartons troués inventés par Jacquard et qui se succèdent automatiquement dans le haut du métier, ; ce broché va se dessiner mécaniquement au fur et à mesure du va-et-vient de la trame. Mais l’ouvrier ne reste pas spectateur impassible du tissage artistique ainsi produit. Il ne se contente pas de régler le mouvement de la machine, de faire simplement acte de mécanicien. Sa surveillance est autre, son action dans un rapport bien plus direct, intime, en quelque sorte, avec le tissu à tisser broché. D’abord, le mélange, la succession opportune des soies de couleurs à varier lui appartient. Il a un modèle d’indication technique ; mais une initiative où le goût tient forcément sa place ne lui revient pas moins. Et la preuve, c’est que, tant vaut l’ouvrier, tant vaut le broché, en dehors de la question de purs soins, d’habitude manuelle. Il en est de même pour le fini, le bien approprié, le réussi de dessin du broché. Le goût de l’exécutant s’y fait même sentir. […] Il faut, bien loin que le métier, la machine, mécanise l’homme, que l’homme, au contraire, chevauche le métier en écuyer maître de sa monture, capable de faire passer en elle toutes ses volontés, même presque ses désirs, ses impressions. Il faut que l’ouvrier soit donc, dans de certaines proportions, dessinateur et coloriste, pour que le broché ait tout son charme de dessin et de couleur. Il y a donc, dans cette communion de l’homme sentant, sachant, voulant, imprimant son sentir, son savoir, son vouloir à la machine, ; dans sa main, mise au service de son inspiration, place pour le goût, pour le goût actif, actionnant, produisant, c’est-à-dire pour l’art, dans le sens esthétique du mot 44 Pedro Rioux de Maillou, « Les arts décoratifs et les machines », Revue des arts décoratifs, Paris, Union centrale des arts décoratifs, 1894-1895, pp. 271-272.. »

Dans cet extrait, Pedro Rioux de Maillou dépeint ainsi une relation à la machine, qui bien qu’elle implique des procédures automatisées, n’est pas nécessairement et systématiquement la cause d’une dégradation de la condition humaine des ouvriers. Il soutient au contraire une convergence des possibilités mécaniques de la machine et du sens éclairé de l’artiste. Contrairement à la « grande industrie 55 Voir chapitre XV « Machinisme et grande industrie » dans Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 1950-1951. » (Karl Marx), l’ouvrier n’est pas interchangeable ; la machine nécessite son intervention autrement que sous l’angle du mécanicien, elle implique le sens et le goût de celui qui l’active.

Aujourd’hui, les nouvelles usines avec leur alignement d’imprimantes 3D toutes identiques reliées à un serveur général ou à une commande numérique intégrée, poursuivent cette logique d’automatisation de la chaîne de production et engendrent la relégation ni plus ni moins de l’être humain des usines, du moins sa disparition massive, laissant à quelques individus spécialisés le contrôle et la maintenance des moyens de production. Cette évolution de l’environnement et des moyens de production, qui s’inscrit dans une logique de « surcroissance industrielle 66 Ibid. » fondée sur l’automatisation, la recherche de rentabilité et l’augmentation des cadences de production, limite voire empêche l’implication de l’ouvrier dans son travail. Le sociologue Rudi Supek note :

« Il est bien certain que la puissance de travail humaine, la force corporelle de l’ouvrier, devient véritablementune ‹ base misérable › [Karl Marx] lorsqu’on la compare à la puissance de production de l’industrie moderne. Ce qui est essentiel, du point de vue sociologique et technologique, c’est que l’homme se tient, ou ‹ se place à côté du processus de production qu’il a dominé ›, remplissant dans la production la seule fonction de surveillant ou de contrôleur, et non plus de source d’énergie ou de force de travail, et jouant le rôle de projeteur […] 77 Rudi Supek, « Karl Marx à l’époque de l’automation », L’homme et la société, no 3, Paris, L’Harmattan, 1967, p. 107.. »

Ce rôle de surveillant est également mentionné par le philosophe Gilbert Simondon, lorsque ce dernier évoque la relation à la machine à l’égard de la notion de progrès, rapport qui change avec le remplacement des forces humaines et animales par les machines et « la naissance des individus techniques complets 99 Ibid., p. 115. » :

« Le progrès du XVIIIe siècle laissait intact l’individu humain parce que l’individu humain restait individu technique, au milieu de ses outils dont il était le centre et porteur. […] Le progrès du XVIIIe siècle est un progrès ressenti par l’individu dans la force, la rapidité et la précision de ses gestes. Celui du XIXe siècle ne peut plus être éprouvé par l’individu, parce qu’il n’est plus centralisé par lui comme centre de commande et de perception, dans l’action adaptée. L’individu devient seulement le spectateur des résultats du fonctionnement des machines, ou le responsable de l’organisation des ensembles techniques mettant en œuvre les machines 1010 Ibid., pp. 115-116.. »

Au regard de ces différents témoignages, l’on pourrait se demander si, finalement, les fablabs et, plus généralement, l’esprit de bricolage que diffusent les différents adeptes du DIY, ne répondent pas à un besoin inconscient des concepteurs : faire exister une proximité qui s’est vue atteinte par une logique industrielle dominante, une complicité même, avec l’appareil de production.

Encoder les machines

La question de l’intégration de processus automatisés au sein des différents postes de travail ne se pose pas uniquement du côté des concepteurs et des ouvriers, mais également de ceux qui fabriquent et mettent au point les machines. Le sens esthétique de l’utilisateur d’une machine est une chose, encore faut-il que la machine soit disposée à accueillir cette sensibilité. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que, depuis une dizaine d’années, plusieurs designers que l’on pense à Katharina Mischer et Thomas Traxler et The idea of tree (2008) , à François Brument et son What’s wind drawing ? (2010), au studio de design Unfold avec l’Artisan électronique (2010), à Markus Kayser et son Solar Sinter (2011) , ou à Phil Cuttance et sa machine mécanique Faceture (2012) se soient mis à inventer leurs propres machines-outils mécaniques et/ou numériques laissant précisément penser que les qualités esthétiques ; perceptives sont insuffisamment prises en considération par les inventeurs actuels de machines et de robots pilotés numériquement. Les fablabs et les makerspaces sont sans doute les formes les plus abouties de cette volonté des individus à ne pas se laisser dicter ce qu’ils ont à faire par des machines prêtes à l’emploi. Ces deux types de lieux constituent de nouveaux espaces de fabrication où des relations directes aux outils sont possibles, de façon non hiérarchique (à chacun de déterminer ce qu’il a à faire) et sous l’angle du partage des connaissances, contrastant avec les modèles du taylorisme et du fordisme. Les fablabs peuvent, en ce sens, être pensés comme une alternative à l’automation industrielle, propice à l’épanouissement personnel et collectif. En leur sein, il ne s’agit pas uniquement d’imaginer un objet réalisé par des machines, mais également de penser les façons de travailler et de les concevoir avec elles.

Dans cette perspective, « favoriser l’épanouissement des possibilités créatrices propres à chacun 1212 Rudi Supek, op. cit., p. 112. » pourrait s’avérer être un enjeu fondamental. Le designer pourrait ainsi être cet « homme de la machine » (Gilbert Simondon), qui ne soit pas totalement éloigné de ce qu’il fabrique ni seulement organisateur de la force de production ni ingénieur 1313 Gilbert Simondon, op. cit., p. 117. ;, mais celui qui met en œuvre les machines, c’est-à-dire celui qui les convoque esthétiquement au regard de ce qui est réalisé. Walter Benjamin parle à propos du cameraman « pénétr[ant] profondément les tissus de la réalité donnée 1414 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », dans Écrits français, Paris, Gallimard, 2003 [1936], p. 206. », d’« opérateur » faisant résonner la racine latine du mot et le rapprochant du chirurgien qui « procède à une intervention dans le corps », par opposition au magicien qui se tient à distance.

Perfectionnements techniques et liberté créatrice

Entretenir un rapport créatif aux machines n’est pas évident d’autant que ce dernier est parfois, voire souvent, empêché par les machines elles-mêmes et par la structure productive dans laquelle elles s’inscrivent. Comme le fait justement remarquer Anni Albers, tisserande formée au Bauhaus à partir de 1922, si :

« Les machines réduisent l’ennui de la répétition, des tâches répétitives, d’un autre côté, elles limitent le jeu de l’imagination à la phase préliminaire de la production […] Aucune variation, dit-elle, n’est possible dès lors que le processus de production est lancé […] Ainsi, nous constatons que pour un tisserand, par exemple, le métier à tisser à pied permet une bien plus grande variété de résultats qu’un métier à tisser mécanique automatique, car comme le dit Luther Hooper ‹ chaque étape de perfectionnement mécanique du métier à tisser, comme d’ailleurs pour toutes les machines à des degrés différents, la liberté du tisserand et son contrôle de la conception de son travail diminuent › 1515 Anni Albers, « Work with Material », Black Mountain College Bulletin, no 5, Asheville, University of North Carolina, 1938. ».

Comment faire, dès lors, pour que le perfectionnement machinique ne corresponde pas à une limitation des possibilités créatives et d’utilisation des machines, mais au contraire à leur élargissement ? En adoptant une logique créative, dont l’enjeu n’est pas d’améliorer le rendement de la production, mais bien de diversifier ce qui est obtenu, des relations esthétiques, structurelles, fonctionnelles, écologiques, à ce qui est produit peuvent se déployer.

Ainsi, la machine est sollicitée au regard de ses potentialités et de ses capacités à mettre en forme la matière, à la convoquer, à la contrarier, à la tester dans sa malléabilité, sa structure et sa tactilité. Le projet Tricodeur 1616 Créé en 2014-2015 par le studio 2Roqs et le designer Louis Eveillard en partenariat avec l’association Sew&Laine. (2014-2015) fondé sur la rencontre du design de maille et de la programmation implique le détournement d’une machine à tricoter électronique. Une fois « hackée », cette machine à tricoter, connectée à un ordinateur, a pu conduire à la création de motifs générés à l’aide d’algorithmes numériques (supports de visualisation de données abstraites et personnelles) et à la conception d’une police de caractères spécifique, Tricofont, dessinée par Émilie Coquard pour le tissage de petits caractères .

Accessibles en téléchargement libre sur GitHub 1717 Workshop Tricodeur, préparé et encadré par Louis Eveillard du 10 au 12 octobre 2014 à Processing Bordeaux., les fichiers sources de ces productions (placés sous licence libre Creative Commons CC BY-SA) sont ouverts à la reproduction et à la transformation. Le Tricodeur, qui n’est pas sans lien avec l’histoire du textile (les métiers Jacquard avec ses cartes perforées), avec l’histoire de l’informatique (en référence à la machine analytique imaginée par le mathématicien Charles Babbage en 1834) et avec la tradition des Arts and Crafts (en conjuguant dimension sociale et production artistique), montre comment la transformation d’une machine dans une logique de création peut donner lieu à des productions singulières pour lesquelles les dimensions esthétiques (travail de la maille), sociales (projets collaboratifs sous forme de résidences, de workshops et d’ateliers) et fonctionnelles (finalités diverses : typographie, visualisation de données, partage d’expérience, productions artistiques, etc.) sont au centre des préoccupations. Cette proposition, qui encourage une relation directe aux outils impliquant à la fois des compétences informatiques, électroniques et esthétiques, atteste que le travail de programmation n’induit pas nécessairement un éloignement du créateur à l’égard de la machine, mais également que la machine numérique créativement guidée peut conduire à des résultats prometteurs. La compréhension du fonctionnement de l’appareil, l’identification de son potentiel esthétique et productif et les possibilités d’intervention et de codage autorisent suffisamment d’ajustements pour que des variations nombreuses puissent être envisagées et testées.

Dans le rapport à la machine, la main ne fait pas tout

Dans ce contexte, un esprit d’artisanat ressort, non pas parce que la main est à l’œuvre, mais parce qu’un travail exploratoire d’atelier, avec la machine, a lieu. Aussi, contrairement à la relation classique de l’artisan à ses outils, la main n’est pas la condition unique d’un faire avec les machines et ce qui détermine en premier lieu et esthétiquement le résultat. Bien qu’elle soit encore indispensable à plusieurs stades de la conception et de la confection taper au clavier, manipuler les productions et parfois réaliser des finitions ; elle n’est pas à considérer comme « première ». Cette affirmation, si elle était déjà effective dans le champ de la production industrielle et du design, introduit une rupture profonde avec l’artisanat traditionnel considéré comme l’expression d’un faire manuel. Il faut donc aller chercher ailleurs que dans un rapport à la main la présence humaine. L’histoire du design l’a montré, nombreux sont les designers à avoir entretenu des relations de grande proximité avec des usines, éditeurs, artisans, outils, machines, industries, sans pour autant qu’ils aient eu à fabriquer directement les pièces qu’ils avaient conçues. La plupart du temps, un travail collaboratif avec des ouvriers spécialisés et des artisans a pu être engagé, de telle sorte que par l’observation et la compréhension des processus de production, les designers ont pu, non seulement infléchir leur façon de penser les formes et de concevoir des objets, mais également amener les ouvriers à modifier et à faire évoluer les machines-outils au regard du but recherché. L’historienne Patricia Falguières, lors d’une conférence intitulée « Non fait de main d’homme 1818 Patricia Falguières, « Non fait de main d’homme », conférence à l’ENSAD Paris, 2013 », indique que le propre des fabriques humaines ne tient pas seulement dans le fait-main, mais à l’esprit le concetto— qui les a engagées. Faire preuve d’une intelligence proprement humaine, ne va pas nécessairement dans le sens d’une dépréciation de la main, et permet de dépasser l’idée selon laquelle la machine ne pourrait pas donner lieu à de belles et sensibles réalisations profondément humaines. L’idée est bien de comprendre comment une fabrique avec des machines est possible, et de penser comment une humanité peut exister, se manifester à travers cette relation pour ainsi dire « démanualisée » ou, pour le dire autrement, non prioritairement manuelle.

Pour un rapport créatif aux machines

La question d’un imaginaire à l’œuvre avecla machine semble aujourd’hui mis en question par le développement de machines numériques prêt-à-l’emploi accentuant une séparation entre le travail de conception qui se situerait en amont et la production en aval. Du fait de l’encodage nécessaire à leur fonctionnement et au travail de programmation de leur pilotage, l’informatique et les machines numériques semblent générer un éloignement accru de celui qui fait avec elles et, de ce fait, affecter toute « expérience directe 1919 Anni Albers, op. cit. » avec les machines. Or une complicité entre celui qui conçoit et celui qui programme la machine peut être observée et revendiquée. Par conséquent, le faire avec les machines est suspendu à au moins deux conditions : il présuppose, d’une part, qu’un esprit spécifique soit à l’œuvre, porté par une attention et une sensibilité technique intégrant certaines préoccupations esthétiques, et d’autre part, que les machines autorisent de possibles transformations et adaptations (montage, démontage, détournement, ajustement, programmation ouverte, usages débrayés). Agir sur les machines directement afin qu’elles encouragent une réciprocité, des tests et des essais s’avèrent indispensables pour qu’une observation des résultats et une compréhension des phénomènes puissent avoir lieu. Ces dernières doivent pouvoir être testées fréquemment et leur fonctionnement être interrompu et repris à volonté. Ceci implique comme corollaire que les ingénieurs en charge de les concevoir diversifient leurs approches et les finalités mêmes de leurs conceptions, afin de sortir d’une logique de production répétitive seulement régie par la quête de performance. Pour cela les collaborations entre designers et ingénieurs ne peuvent qu’être fructueuses afin d’infléchir les conceptions des machines pour qu’elles deviennent de véritables machines-outils avec lesquelles il devient possible d’œuvrer.