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De l’ambiguïté du design cartographique

Joost Grootens

Traduit de l’anglais
par Marie-Mathilde Bortolotti

« Ce que j’aime des choses c’est qu’elles soient hybrides plutôt que ‹ pures ›, issues de compromis plutôt que de mains propres, biscornues plutôt que ‹ sans détour ›, ambiguës plutôt que clairement articulées, aussi contraignantes qu’impersonnelles, aussi ennuyeuses qu’attachantes, conventionnelles plutôt qu’‹ originales ›, accommodantes plutôt qu’exclusives, redondantes plutôt que simples, aussi antiques que novatrices, contradictoires et équivoques plutôt que claires et nettes. »
— Robert Venturi 11 Robert Venturi, De l’ambiguïté en architecture [1977], trad. de l’anglais (États-Unis) par Maurin Schlumberger et Jean-Louis Vénard, Paris, Dunod, 1976, p. 22.

Qu’est-ce qu’une ville, et comment peut-on la dessiner ? Réduite à son essence, cette double question préoccupe les auteurs de la majorité des livres et des cartes que je conçois. Leur objectif est de comprendre un phénomène spatial et de mettre au point des techniques pour le traiter. Le cœur de ma pratique est de transformer cette recherche architecturale et urbaine en un format graphique. Durant le siècle dernier, les formes urbaines ont évolué vers des entités moins définies et sont devenues plus difficiles à capturer en une seule image précise. Au cours de la même période, la pensée critique a attiré l’attention sur la nature ambivalente de la représentation, en particulier s’agissant de formes qui de prétendent pas dépendre du point de vue de l’observateur comme les cartes. Les stratégies visant à prendre en compte et à incorporer l’ambiguïté des représentations ont débouché sur des visualisations qui sont moins faciles à lire. Avec la complexité croissante des représentations, il est devenu encore plus difficile de répondre aux questions « qu’est-ce qu’une ville ? » et « comment la dessiner ? ».

L’inévitable rhétorique des cartes

Une carte est un produit situé au croisement de la cartographie et du design graphique. Elle est le fruit d’un processus qui part du principe que l’on peut modéliser la réalité en un objet reproduit sous forme graphique qui transmet un message à un utilisateur. Selon le Oxford English Dictionary, la cartographie est la science ou la pratique qui consiste à dessiner des cartes et le terme vient du grec khártēs, « feuille de papyrus », et graphē, « écrire ». Le cœur du domaine de la cartographie est le processus de conception des cartes. La cartographie s’occupe de problèmes comme du choix des caractéristiques d’un objet à représenter, de la projection d’informations spatiales sur un support plat et de l’élimination de certaines caractéristiques pour réduire la complexité par la généralisation.

La cartographie critique, champ interdisciplinaire apparu dans les années 1990, est l’étude de la carte dans toute son étendue, à la fois comme résultat d’un processus et comme objet de communication. Elle se distingue de la cartographie classique en reliant connaissances géographiques et pouvoir politique. Ses praticiens sont des géographes, des architectes, des artistes, des urbanistes et des individus qui ne se laissent ranger dans aucune catégorie 22 MIT Sidewalk Laboratory, http://b-o.fr/critical-carto. Elle est issue du travail du géographe britannique John B. Harley (1932-1991), qui a remis en question les aspects « scientifiques » ou « objectifs » des cartes en affirmant, par exemple, que les cartographes fabriquent du pouvoir plutôt que de l’objectivité 33 John B. Harley, « Deconstructing the Map », Writing Worlds: Discourse, Text and Metaphor in the Representation of Landscape, Trevor J. Barnes (dir.) et James S. Duncan (dir.), Londres, Routledge, 1992, p. 231-247.. Harley défend la responsabilité éthique des cartographes et considère la cartographie scientifique, d’apparence neutre, comme une intervention éminemment partisane servant souvent des intérêts d’État 44 John B. Harley, « Cartography, Ethics and Social Theory », Cartographica, vol. 26, 1989, p. 1-2..

Dans leur texte d’introduction à la cartographie critique, les géographes Jeremy W. Crampton et John B. Krygier décrivent les deux circonstances qui ont amené la cartographie à s’émanciper du contrôle des élites qui l’ont dominée pendant plusieurs siècles 55 Jeremy W. Crampton, John B. Krygier, « An Introduction to Critical Cartography », 2006, ACME: An International Journal for Critical Geographies, vol. 4, no 1, p. 11-33. (ils citent notamment les grandes « map houses » de l’Ouest, de l’État et, à moindre degré, du monde universitaire). La technologie numérique, les nouveaux logiciels de cartographie, les outils collaboratifs open source, les applications mobiles et la géolocalisation ont tous contribué à ouvrir le champ et ont rendu possible l’émergence de nouvelles pratiques. Le second événement fut le développement d’une critique qui attira l’attention sur la dimension politique de la cartographie, et dont Harley fut l’un des principaux protagonistes. Selon Crampton et Krygier, l’approche critique « indiscipline » le champ de la cartographie en le libérant de son carcan académique et en l’ouvrant à un public plus large. Avant l’ère numérique, les cartes étaient conçues par les puissants. La technologie numérique a créé de nouveaux outils de cartographie facilement accessibles permettant à de nouveaux acteurs, sans connaissance préalable en cartographie, de représenter différents sujets de façon inventive, donnant parfois lieu à de nouvelles formes .

De la même manière, les progrès technologiques ont transformé le design graphique en une activité pouvant être pratiquée par quiconque ayant accès à un ordinateur et à des logiciels. Parallèlement, le design graphique a également questionné ses dogmes modernistes fondateurs. Cette interrogation fit l’effet d’une crise existentielle, certains de ses praticiens traditionnels remettant en question leur place et leur responsabilité en tant que designer. Comme toute production graphique, les cartes sont des objets de pouvoir dans la mesure où elles encodent leur contenu et produisent une identité. La création de cartes implique de filtrer des données et de concevoir un système de symboles ; les cartes sont des objets de design et le design contribue à la fabrication du pouvoir par les cartes.

L’analyse du fonctionnement interne des cartes effectuée par Harley a permis d’établir que les cartes ne sont jamais neutres : là où elles semblent être neutres, une « rhétorique de neutralité » sournoise essaie en réalité de nous persuader 66 John B. Harley, « Deconstructing the Map », op. cit., p. 247.. Cet oxymore demande à être développé. Le designer, enseignant et écrivain Gui Bonsiepe a montré que les affirmations informatives sont entremêlées de rhétorique à un degré plus ou moins important. Sans elle, l’information est une chimère qui aboutit à une rupture de la communication et au silence total 77 Gui Bonsiepe, « Visual-Verbal Rhetoric », Ulm, no 14/15/16, décembre 1965, p. 30.. Pour le designer, l’information « pure » n’existe que sous forme d’abstraction stérile. Dès que l’on commence à lui donner forme concrète, à la faire entrer dans le champ de l’expérience, la rhétorique s’infiltre. Bonsiepe affirmait qu’il existe des produits d’information « vierges de toute souillure rhétorique », en citant comme exemples les grilles horaires de trains ou une table de logarithmes.

L’emploi que fait Harvey de la « rhétorique de neutralité » est une référence au titre d’un article de l’éditeur et auteur Robin Kinross 88 Robin Kinross, « The Rhetoric of Neutrality », Design Discourse: History/Theory/Criticism, Victor Margolin (dir.), Chicago, University of Chicago Press, 1989, p. 131-143.. Dans cet article, Kinross émet des doutes quant à l’affirmation de Bonsiepe et montre que la typographie ; le caractère, sa composition, les filets, les points de conduite, les symboles, les espaces — ou la couleur fonctionnent comme des procédés rhétoriques dans la forme visuelle des grilles horaires de trains et que l’information « pure » est une chose qui n’existe pas. À l’écrit, un procédé rhétorique consiste à utiliser une forme d’expression destinée à avoir un effet sur le lecteur sans prendre en compte sa signification littérale ; les figures de style, comme la répétition, le langage figuratif, la métaphore ou l’allitération sont, par exemple, des procédés littéraires ayant un effet rhétorique. Kinross montre que tous les moyens du designer, de la typographie à l’utilisation de la couleur, ne modifient peut-être pas le contenu, mais qu’ils ont bien un effet de ce type sur l’utilisateur. Pour mesurer cet effet, il est intéressant d’envisager à quoi pourrait ressembler une carte neutre ; « neutre » au sens de « vierge de toute souillure rhétorique » (Bonsiepe), d’« objective » (Harley) et de contenant de « l’information pure » (Kinross). Une telle carte serait une reproduction non manipulée de son original. L’information ne serait pas filtrée et serait aussi difficile à traiter ou à lire que le territoire qu’elle essaie de représenter : afin de parvenir à comprendre une carte, l’information qu’elle contient doit être façonnée. Selon l’Oxford English Dictionary, qui définit une carte comme une représentation diagrammatique d’une portion de terrain, cette manipulation en cartographie constitue une simplification et une schématisation 99 Définition du mot « carte », dans l’Oxford English Dictionary, http://b-o.fr/map.

J’ajouterais le « design » à cette description et définirais une carte comme une représentation diagrammatique et designée d’une portion de territoire. Ici, le mot design se réfère à la fois au résultat d’un processus visant une meilleure communication et au produit d’une multiplication de technologies graphiques. Réaliser des cartes, c’est manipuler des données. Cette transformation est essentielle au travail cartographique. La manipulation intervient notamment dans la projection de la réalité spatiale sur le plan à deux dimensions, dans la sélection de l’orientation, dans le choix d’une forme unique pour représenter une situation en perpétuelle évolution, dans le redimension-nement d’une zone en une représentation réduite, dans la présentation d’une version tronquée de la réalité, dans le filtrage des éléments par sélection ou généralisation, et dans l’ajout d’éléments invisibles comme les frontières et les courbes de niveau. La même transformation intervient lorsque l’on conçoit le design d’une carte. L’utilisateur est alors manipulé suivant le processus de reproduction et de multiplication. Par le choix d’un support, de ses qualités physiques, l’éclat ou le brillant d’un écran ou le toucher et la transparence du papier. Par la façon dont une carte est positionnée sur une feuille ou un écran, si elle est à bord perdu, possède une marge ou s’intègre dans une composition avec d’autres éléments. Par l’utilisation de la typographie. Par la technique de reproduction, les propriétés physiques des encres sur le papier ou l’effet créé par certaines valeurs RVB qui produisent des couleurs plus intenses. Par l’effet des trames, des épaisseurs de filet et d’autres caractéristiques d’impression. Par l’organisation des informations dans le temps ou au sein d’une succession d’informations, comme dans un livre ou un média dépendant du temps. Les manipulations inhérentes au processus de représentation auront inévitablement des effets rhétoriques influant sur l’interprétation de l’utilisateur, même si ce n’est pas l’intention de l’auteur ou du designer de la carte. La question n’est donc pas d’imaginer à quoi ressemblerait une carte neutre, mais de déterminer ce que l’on peut faire pour que l’utilisateur de la carte ait conscience d’être manipulé.

La spécialiste des visual studies (études visuelles) Johanna Drucker considère les visualisations d’information comme un « cheval de Troie intellectuel » venant des sciences empiriques. Ces images laissent entendre qu’elles ne dépendent pas du point de vue de l’observateur, mais sont en fait des interprétations se faisant passer pour des représentations 1010 Johanna Drucker, Graphesis. Visual Forms of Knowledge Production, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2014, p. 125.. Selon Drucker, nous devons accepter la nature fondamen-talement construite des données et reconnaître que des phénomènes tels que les nations, les genres, les populations et les périodes de temps ne sont pas des entités stables et qui vont de soi. Pour repenser notre approche de la visuali-sation et les postulats qui la sous-tendent, Drucker demande que l’ambiguïté et l’incertitude soient prises en compte dans le design d’information, soit en les représentant, soit en les utilisant comme la base de représentation 1111 Ibid, p. 127.. Plus concrètement, Drucker en appelle à une carte, dont la légende serait plus nuancée, ou à une carte atypique, dont la spécificité montrerait la construction mentale. Le besoin d’une légende exprimant des distinctions difficiles est évident. Qui irait contester une telle ambition ? L’autre proposition de Drucker est moins claire. Comment incorporer, dans le design de l’information, des ouvertures vers des interprétations multiples ou ambiguës ?

En tant que format particulièrement limité, la carte a été fortement affectée par la démocratisation des outils d’enregistrement et d’édition de données. L’émergence des smartphones équipés de technologie GPS et des logiciels open source destinés à créer et diffuser de l’information ont élargi la communauté de cartographes et multiplié la quantité de cartes réalisées de façon exponentielle. Les tableaux Pinterest remplis d’expérimentations cartographiques témoignent de ce développement. Beaucoup de ces cartes peuvent être étiquetées comme atypiques, dans la mesure où elles ne respectent pas les traditions cartographiques. La plupart du temps, leurs auteurs ignorent les règles de bases et produisent un bourbier visuel illisible ou de la pornographie de données complaisante. Peu d’exemples réalisés par ces nouveaux acteurs interrogent le format cartographique ou nous forcent à repenser les postulats qui le sous-tendent, sans même parler de faire prendre conscience à l’utilisateur qu’il est manipulé.

Je suggérerais une approche différente basée sur la dichotomie entre validation et remise en cause : une approche qui utilise les manipulations fondamentales d’une carte comme point de départ et les conteste. En introduisant la contradiction, la complexité de la construction cartographique sera révélée à l’utilisateur. Je développe mon travail vers ce genre de cartographie ambitieuse. Il s’agit d’une évolution en direction d’une carte qui se remet elle-même en question, qui obéit à une approche préférant « l’un et l’autre » à « l’un ou l’autre », pour citer l’architecte Robert Venturi 1212 Robert Venturi, op. cit., p. 23.. Au départ, cette démarche s’est traduite par l’utilisation d’encres spéciales, attirant l’attention sur son caractère matériel, au-delà de la représentation d’une réalité physique. J’en ai, par la suite, examiné minutieusement d’autres aspects. Ce processus fut d’abord intuitif, avant d’être complété par des notions théoriques, dont certaines développées plus haut. À partir de ce point, je me propose de revisiter l’un de mes projets afin de formuler les stratégies de l’ambiguïté dans le design cartographique. 

A Land Never

En 2012, j’étais membre du commissariat du Pavillon Belge de la treizième Biennale d’Architecture de Venise 1313 L’équipe de commissaires s’est baptisée elle-même AWJGGRAUaDVVTAT, acronyme composé à partir du nom de ses membres : l’Architecture Workroom de Bruxelles (BE), le studio Joost Grootens (NL), le studio de design urbain GRAU (FR), les architectes de De Vylder Vinck Taillieu (BE) et l’artiste Ante Timmermans (BE).. Nous avons organisé l’exposition « The Ambition of the Territory »  qui s’intéressait au découpage et redécoupage du territoire des Flandres. L’urbanisation extrême ainsi que la diversité et la densité très importantes de cette région du nord de la Belgique ont engendré un mélange épars de fonctions urbanistiques et de programmes architecturaux de petite échelle 1414 Architecture Workroom Brussels, « The Ambition of the Territory », Pavillon Belge de la Biennale d’Architecture de Venise 2012, http://b-o.fr/venice. Là où la majorité des pratiques de planification essaient de diviser l’espace ouvert en zones clairement délimitées pour les lieux de vie, l’industrie et la nature, « The Ambition of the Territory » identifie, dans l’espace ouvert suburbain et fragmenté des Flandres, une qualité pouvant constituer un point de départ pour développer une société durable et prospère. Les cartes, modèles, photographies et dessins présentés dans l’exposition, présentent les Flandres comme un complexe de régions métropolitaines complémentaires, transnationales et autarciques.

Ma contribution à cette exposition fut une carte intitulée A Land Never , anagramme du mot néerlandais désignant les Flandres, montrant une zone de 30 × 8 km au sud d’Anvers, entre Temse et Lier. Cette carte présentait le détail de la diversité des fonctions et de la proximité des divers utilisateurs de cette ville « intermédiaire ». La carte, à l’échelle 1:2000, mesurait 15 × 4 m. Réaliser une petite carte n’aurait pas reflété la réalité que j’avais éprouvée en visitant cette partie de la Belgique. Une carte classique, à petite échelle, des Flandres montre un réseau de villes reliées par des infrastructures avec, apparemment, rien entre elles. À l’inverse de cette représentation conventionnelle, voyager à travers cette région donne à voir une soupe incessante du même type, mais dans des configurations légèrement différentes ; un mélange permanent de zones d’habitation, d’industrie, d’agriculture, de nature et d’infrastructure. Une carte de petite taille n’aurait pas montré cet aspect des Flandres. Les dimensions définitives de la carte furent déterminées par la taille et l’architecture du pavillon. L’échelle 1:2000 fut choisie, car elle se situe entre l’architecture (le bâtiment) et l’urbanisme (la ville) 1717 L’échelle 1:2000 se situe entre celle d’un plan de site (environ 1:500), qui représente un bâtiment en relation avec les structures qui l’entourent, et un plan urbain (environ 1:10000), qui montre des aspects de l’utilisation des sols et de l’infrastructure. À l’échelle 1:2000, un centimètre représente vingt mètres. La maison dans laquelle je vis mesure 15 × 5 m : sur une carte à l’échelle 1:2000, elle est représentée comme faisant 7,5 × 2,5 mm.. Cela permit de rendre sensible la texture très fine des différents usages qui caractérise si bien cette région.

La carte fut placée à la verticale pour fournir aux visiteurs une vue d’ensemble, tout en leur offrant la possibilité de se rapprocher pour la voir en détail. Mon intention était que la carte ne fasse plus qu’un avec l’architecture du pavillon. Ne pas l’accrocher comme un objet au mur, mais la fondre dans l’architecture, en faire un mur en soi ; l’équivalent d’insérer une photographie à bord perdu sur toute la page d’un magazine. Cela renvoyait une sensation moins officielle. À l’opposé des grandes cartes de la Sala del Scudo du Palais des Doges à Venise, je ne voulais pas que ma carte des Flandres ressemble à un objet de pouvoir. La carte était une sorte d’arrière-plan tapissé sur la façade intérieure de la pièce centrale du pavillon, couvrant un coin et un mur adjacent et incorporant une porte qui rognait une partie de la carte. Le fragment manquant mettait en valeur son incomplétude. La présence de la porte impliquait aussi que les visiteurs voient la carte de près en passant d’un espace à un autre. De nombreux visiteurs examinaient la carte de très près, en touchant presque le mur.

La carte était conçue pour être comprise sans avoir à consulter la légende. Il n’y avait aucune référence ponctuelle ni aucune indication textuelle. Pour comprendre la carte, il fallait simplement la regarder. La légende était figurative et se composait de motifs illustratifs isométriques. La granularité des diverses fonctions des Flandres engendra une superposition de ces motifs et il était possible de reconnaître les différentes activités suivant la complexité des illustrations se chevauchant les unes les autres. Une grille de 50 × 50 m fut choisie pour filtrer les données géoréférencées sur l’utilisation des sols. Sur cette carte à l’échelle 1:2000, cela créa des carrés de 25 × 25 mm. Vue de loin, cette taille de trame relativement grande semblait pixélisée, numérique et abstraite. Mais vue de près, les illustrations de la carte semblaient dessinées à la main, naïves et figuratives.

Le même rapport de contraste entre image d’ensemble et éléments graphiques constitutifs peut être observé dans Stadtbild F, un tableau de Gerhard Richter réalisé en 1968 . Cette peinture en noir et blanc de 2 × 2 m rappelle les photographies aériennes des villes bombardées de l’après-guerre. Elle semble avoir été peinte rapidement : de nombreux détails disparaissent à cause de l’application très gestuelle de la peinture en couche épaisse. À distance, l’image d’un panorama urbain est facilement identifiable. Mais si on se rapproche du tableau, la représentation se dissout en aplats et en coups de pinceau blancs, gris et noirs. De loin, l’image semble composer un tout, complet et construit ; de près, on voit le chaos, la brutalité et la violence du sujet.

Les illustrations de légende de la carte des Flandres étaient réalisées en projection isométrique, une méthode servant à représenter des objets tridimensionnels en deux dimensions, une soi-disant anti-perspective où les trois axes de coordonnées sont raccourcis de manière égale 1818 Massimo Scolari, Oblique Drawing: a History of Anti-Perspective, Cambridge (MA), MIT Press, 2012.. Les jeux vidéo à succès comme les Sims (2000), Les Simpson : Springfield (2012) et Crossy Road (2014), les outils de cartographie numérique comme Google Earth (2005) ou le mode de survol d’Apple Maps (2012) utilisent tous la projection isométrique. Cette méthode de projection a aussi été largement utilisée en architecture. Pour la légende de la carte des Flandres, les illustrations furent simplifiées en retirant certaines lignes, ce qui simplifia la lecture des chevauchements. La carte étant entièrement composée de dessins linéaires, je me suis assuré que l’imprimante jet d’encre CMJN utilisait toujours une des encres cyan, magenta ou jaune à 100 % et évitait les mélanges de couleurs contenant de l’encre noire. Ne pas avoir un taux à 100 % de C, M, J ou N aurait donné des lignes tramées d’apparence floue. J’ai fait en sorte que les lignes soient très fines parce que je voulais qu’il n’y ait aucune ambiguïté quant au caractère ambigu de mes intentions.

Les stratégies ambiguës dans le design cartographique

Comme toute entreprise artistique, concevoir la carte des Flandres fut un processus mêlant intuition et raisonnement. La lecture analytique décrite ci-dessus est le fruit de réflexions menées au fil du temps, enrichies par d’autres expériences et connaissances théoriques. C’est de ce travail que proviennent les idées sur la rhétorique des cartes que j’ai présentées en introduction de ce texte.

Lors d’un atelier avec un groupe d’étudiants du Master Urbanism and Societal Change de la KADK de Copenhague, les recherches qui avaient été initiées avec la carte des Flandres furent approfondies. 

La carte de l’agglomération de Copenhague qui en résulta fut utilisée pour évaluer des scénarios d’élévation du niveau de la mer. Pour témoigner du maillage urbain plus fin, une échelle plus grande fut choisie, mieux appropriée aux propriétés de territoire cartographié. Certaines parties furent dessinées avec encore plus de détails afin d’être présentées dans une exposition où il était possible de les regarder à travers des lentilles de Fresnel . Ce dispositif mettait l’accent sur la carte comme produit d’un processus de manipulation.

Une carte est une construction représentative. L’ambiguïté est une stratégie convaincante pour faire prendre conscience à l’utilisateur qu’une inévitable rhétorique est en jeu. Cette stratégie peut être mise en œuvre par le biais d’une approche dichotomique qui propose et de mettre en cause et de confirmer les manipulations fondamentales intervenant dans la construction et la production des cartes. Les processus de projection, d’orientation, de ciblage, de redimensionnement, de cadrage, de filtrage, de généralisation, de matérialisation, de composition, de lettrage, d’organisation et de production sont des transformations essentielles dans la représentation cartographique d’un phénomène spatial. Ces méthodes peuvent être questionnées en incorporant plusieurs éléments du même type (« l’un et l’autre ») interagissant par effet de contraste (montré/caché, graphique/physique, abstrait/figuratif, créé numériquement/fait à la main et 3D/2D).

Une approche ambiguë de la cartographie reste toutefois inappropriée pour décrire des phénomènes indéterminés ou instables comme l’écologie, les nations, les genres et l’humanité. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui, à un moment où la société traverse une crise de la représentation dans laquelle les tropes modernistes de simplicité et de clarté ont été détournés par les entreprises commerciales et la droite populiste pour vendre des biens et des idées. Reconnaître la nature rhétorique des cartes remet aussi en cause le processus cartographique : le design d’une carte n’est pas nécessairement une activité séquentielle dans laquelle se succèdent enregistrement et editing. La carte peut être envisagée comme un processus parallèle ou comme le point de départ de questions fondamentales telles que « comment dessine-t-on une ville ? », et « quelles sont ses limites ? ».