English

Tourner la page

Dan Rubin

Traduit de l’anglais
par Mylène Czyzniak

Considérez un instant le bel objet physique que vous tenez dans vos mains. Caressez sa couverture, émerveillez-vous devant son façonnage, son dos, son mors ou sa gouttière, devant la manière dont l’encre se mêle au papier. Cette terminologie utilisée pour décrire et définir un livre imprimé ou une revue provient directement de la forme physique de l’objet tangible, une forme affinée au fil des siècles par les fabricants chargés d’adapter la conception abstraite de l’idée du livre aux contraintes spécifiques d’un codex matériel. Le livre tel que nous le connaissons […] a évolué pour s’adapter aux exigences de sa forme physique. De même, la transposition du concept de page pour le Web a influencé la manière dont nous concevons, créons et organisons les contenus. Ce terme véhicule une histoire et un sens souvent oubliés, mais s’impose insidieusement à l’ensemble de notre système de pensée. Rien que par son existence dans notre lexique, la page conditionne notre mode de conception ; de la mise en pages, de la navigation, des interactions, des protocoles de communication, de la chasse, de la hauteur, des lignes de flottaison, de la publicité et de la typographie. Comme pour le livre, le Web a évolué en fonction de notre perception de sa forme.

Le Web n’a jamais été conçu comme un substitut au papier. Un pas en avant, tout au plus, mais certainement pas comme un ersatz numérique customisé. Pourtant, le design Web contemporain est souvent une sorte d’hybride étrange : il hérite de principes, formes et langages issus de décennies de productions éditoriales et graphiques imprimées, augmentées par un paquet de strates d’interactions de vidéo et d’audio. Il pourrait tellement mieux faire. Dans [Envisioning Information,] son fameux essai sur le design d’information, Edward R. Tufte observe l’écart qui sépare notre monde physique de la manière dont nous le représentons […] :

« Bien que nous naviguions quotidiennement dans un monde perçu en trois dimensions, et que nous raisonnions de manière occasionnelle dans des dimensions encore plus grandes, et ce avec une aisance mathématique, le monde que nous décrivons sur nos écrans d’informations est empêtré dans les plats pays bi-dimensionnels du papier et des écrans vidéos11 Edward R. Tufte, Envisioning Information, Cheshire, Graphics Press, 1990.. »

La même année [l’informaticien] Tim Berners-Lee22 L’informaticien Timothy John Berners-Lee (1955–) est considéré comme le principal inventeur du World Wide Web suite à ses travaux menés au CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire), près de Genève, au tournant des années 1990. Il fonde en 1994 le World Wide Web Consortium (W3C) au Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui a pour vocation de développer un espace de partage pour tous. (N.D.É.) inventait le World Wide Web […], un nouveau média basé sur Internet (alors en plein essor) destiné à faciliter l’échange d’informations sous la forme de documents textuels ; ou hypertextuels ; reproduisant la structure des articles de recherche ou des documentations scientifiques. Quand il a créé le premier navigateur Web— un logiciel à interface graphique nommé WorldWideWeb, puis Nexus, pour systèmes NeXTSTEP — Berners-Lee avait même déterminé le format de la fenêtre de l’application en fonction de la mise en pages imprimée des documents affichés33 Tim Berners-Lee, « NeXTStep. Menus: Save a copy in » : « Notez que la fenêtre continuera à être associée au document original (en réseau). », http://b-o.fr/nextstep.

Le Web fut donc conçu comme une variante des logiciels de traitement de texte : un réseau décentralisé de documents linéaires, interconnectés par des hyperliens. Logique donc, que ce dont nous héritons aujourd’hui soit le résultat de cette vision fondatrice, que chaque mise en forme de site, chaque expérience de lecture que nous imaginons soit l’extension de cette approche centrée sur le document. Les éléments de descriptions textuelles [hiérarchies de titres, paragraphes, enrichissements et liens] constituent ainsi les bases du HTML et le reste ; tableaux, feuilles de style CSS, vidéos et plug-ins — n’en sont que des extensions destinées à répondre à un besoin. Il n’est donc pas surprenant que nous ayons adopté si facilement le terme de « page » pour définir, malgré nous, nos propres limites.

« Page : ‹ Feuille de papier › dans les années 1580 (évolution du mot pagne, employé au XIIe siècle, et venant directement du vieux français). Du moyen français page, du vieux français pagine et du latin pagina : ‹ page, bande de papyrus attachée à d’autres ›. En relation avec pagella (‹ petite page ›), de pangere (‹ attacher ›), et de la racine indo-européenne -pag (‹ fixer ›)44 Définition du mot « page » sur le Online Etymology Dictionary , http://b-o.fr/page. »

[…] Étonnamment, le mot page n’apparaît qu’une seule fois dans Hypertext Terms55 Tim Berners-Lee, « Hypertext Terms », 1992, http://b-o.fr/terms, le glossaire détaillé définissant la terminologie du Web établi par Berners-Lee en 1992. Plus encore, cette unique occurrence ne sert qu’à préciser la définition du mot « carte » :

« Carte (card) : Terme alternatif pour un nœud (node) dans un système [interconnecté] (par ex. HyperCard, ou Notecards) dans lequel la taille du nœud est limitée à une seule page de dimension fixe66 Ibid.. »

L’utilisation de « page » pour définir une carte comme un élément à la taille limitée ou prédéfinie prouve que, même pour l’inventeur du Web, ce mot est porteur de toutes les restrictions qu’implique sa forme physique. L’absence de définition spécifique du terme page témoigne, de manière inconsciente, de notre familiarité avec ce dernier : nous savons tous ce qu’est une page et c’est bien ce qui pose problème […]. La définition traditionnelle reste malheureusement très insuffisante pour qualifier l’objet qu’il désigne sur le Web. Le glossaire de Berners-Lee définit deux autres termes intéressants : « nœud » et « document », qualifiant chacun des unités individuelles d’information. Anticipant les projections des utilisateurs, il propose d’utiliser plutôt « document », « terme le plus juste en dehors du monde de l’hypertexte » et que ce dernier sera donc « le mot à utiliser dans la documentation du WWW ». […] « Nœud » apparaît trente et une fois, « document » et « carte » six fois chacun. Ils sont tous clairement utilisés à dessein, dans des buts et contextes précis. Le mot « page », lui, n’est mentionné qu’en passant alors que sa définition est établie depuis plus de quatre siècles.

Essayer d’imaginer un Web sans pages, c’est comme se demander : et si les livres n’avaient jamais été des livres ? […] Et si les livres n’avaient jamais eu de pages ? Et si nous avions à différencier l’objet intellectuel (le document) de sa forme physique (le livre) ? Ces questions nous mènent au temps des rouleaux manuscrits [volumen], à une époque précédant les pages et les cahiers, avant que les feuilles de papier ne soient reliées en un codex. Pour autant, ce rouleau reste un document : linéaire, structuré, formé d’une unité physique continue. Comment ce changement de typologie a-t-il affecté le média Web ? Des couvertures aux reliures en passant par les paginations et les index jusqu’aux machines d’impression : tous ces éléments doivent leur existence non pas au document en tant que contenu, mais aux contraintes et exigences du format physique de l’objet livre.

Appliquons désormais ce même raisonnement au Web : et si le Web n’avait jamais eu de pages ? Et si les documents sur le Web n’étaient que des points abstraits sur un réseau, situés à des adresses distinctes ? Le type de contenu (l’objet intellectuel) aurait sans doute été le même. Après tout, c’est le désir de partager de l’« information » qui a mené à la création d’Internet et du Web. Comme ce fut le cas du volumen au codex, un Web sans pages impliquerait sans doute des formes différentes, évitant peut-être certaines impasses actuelles. Si nous n’avions jamais défini le Web comme une série de pages, que serait-il advenu de la pagination [des blogs ou des moteurs de recherche] ? Le débat sur la « ligne de flottaison » (fold en anglais ; pli — en référence à la partie visible d’un journal replié sur lui-même) aurait-il créé un lien entre presse écrite et publication en ligne ? Le « canevas infini » de [l’auteur de bandes dessinées] Scott McCloud ; paradigme considérant la surface affichée comme le recadrage d’un espace infini, plutôt que comme une zone délimitée — aurait-il été une approche naturelle pour éditer les contenus ? […]

Alors que les termes d’expérience, de design émotionnel, de stratégie de contenu, de sémiotique visuelle, d’ergonomie et de normes pullulent en ligne, aucun ne remet vraiment en question la manière dont nous pensons cet incroyable réseau de fils, de satellites, de serveurs, d’idées et de personnes qu’est le Web. La dissonance cognitive entre nos capacités et notre compréhension habituelle du Web a limité la possibilité d’en dépasser les contraintes77 Ezio Manzini, introduction à La matière de l’invention [1986], trad. de l’italien par Adriana Pilia et Jacques Demarcq, Paris, Centre Georges Pompidou, coll. Inventaire, 1989, p. 14 : « Cette interaction entre le pensable et le possible, qui se traduit dans ce que nous appelons un projet, est loin d’être simple et linéaire. Le pensable n’est pas un champ ouvert qui devrait rentrer dans les limites du possible, la conscience de ces limites étant déjà un élément constitutif de ce qui peut être pensé. » (N.D.É.). Cela a mené à des disputes inutiles au sujet de solutions à des problèmes qui n’auraient jamais eu besoin d’être résolus si nous avions, dès le départ, mieux cerné les spécificités de ce média. Nous nous serions épargné les débats stériles opposant mise en pages « fixe » et mise en pages « liquide » ou « fluide », directement liés à notre incompréhension de la manière dont on définit les limites d’une page Web. Nous aurions certainement pu éviter de nombreux quiproquos avec des clients, nés de simples incompréhensions de termes venant du domaine de l’imprimerie, tels que « fond perdu » (bleed) et « ligne de flottaison » (fold), et ainsi passer plus de temps à discuter d’interaction, de contenu et d’ergonomie. Imaginez les questions sur lesquelles nous aurions pu nous concentrer pendant tout ce temps, si nous n’avions pas passé des jours, des semaines, des années sur des discussions de ce type !

Revenons sur cette idée de Web « sans pages ». Dans cette version alternative de l’histoire, les disciplines liées à l’imprimerie (édition, publicité, identité visuelle) auraient considéré le Web comme un nouveau média à part entière, détaché des notions préexistantes de plan et de dimension. Ses langages et concepts n’auraient sans doute pas créé la confusion et le sentiment de frustration que nous rencontrons aujourd’hui lorsque nous communiquons avec des clients et des collègues d’autres disciplines. Notre crise d’identité, dont témoignent les sempiternelles discussions autour des noms de métiers, missions, étiquettes ou lexique du Web, vient de notre incapacité à nous limiter à des en-têtes (headers), des paragraphes et des listes et donc à assumer que ce média est, depuis son origine, centré sur le document. Cela nous a toutefois mené à ce qui constitue le Web d’aujourd’hui : les images, les vidéos, les animations, les applications, JavaScript, Ajax, et, oui, même Flash. Paradoxalement, sans les limites induites par un système conçu pour partager de simples documents, nous n’aurions sans doute jamais perçu l’énorme potentiel du Web. […] Évoquant les avancées de la peinture abstraite dans le milieu des années 1980, l’artiste Frank Stella y discernait un dilemme similaire :

« Ce n’est pas un problème de perspective, qu’elle soit linéaire ou atmosphérique, ni un problème de manque de relief, qui rend cet espace si différent, bien que ce soit souvent la meilleure manière de le décrire. Il s’agit plutôt de quelque chose dans l’intention, dans l’acceptation de configurations réalisées sur demande, dans l’attitude avec laquelle on remplit une surface, qui retient la peinture et l’empêche de créer une surface capable de rendre la figuration comme réelle et libre88 Frank Stella, Working Space, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1986.. »

Ce serait donc, peut-être, l’approche que nous avons du média Web, notre intention, notre attitude, et la manière dont nous le percevons qui nous empêchent de franchir un pas. Notre espace de travail n’est ni une fenêtre d’affichage (viewport), ni Adobe Photoshop, HTML, les feuilles de style CSS, JavaScript, la vidéo, les téléphones, les applications natives, ou un écran ou appareil de quelque dimension ou capacité que ce soit. Il n’est plus uniquement question du Web : il s’agit, au minimum, d’Internet, des personnes et des appareils qui y sont connectés et du contexte de ces connexions. Cependant, alors que nous peinons à définir notre espace au sein de cette construction virtuelle, nous sommes toujours incapables d’en cerner les enjeux typographiques ou de mise en forme que l’imprimerie maîtrise pourtant depuis des siècles. Comment se fait-il que nous n’ayons hérité que des concepts, mais pas de leurs applications ? […]

Les webfonts sont certes fantastiques, mais les designers de médias imprimés peuvent choisir leurs caractères depuis des décennies. Comment pouvons-nous espérer que le design Web dépasse les barrières liées au document alors que nous consacrons tant d’énergie à essayer de ressembler à un ancien format statique ? Pour certains, la réponse se trouve dans l’intégration d’autres médias. La vidéo et l’audio ; Flash, HTML5 ou d’autres — pourraient-ils incarner le futur d’un Web non centré sur le document ? Cela semble peu probable : la télévision et la radio étaient déjà des médias de masse avant l’arrivée du Web. Nous interagissons à distance, depuis plusieurs années déjà, grâce aux télévisions et téléphones via des API et protocoles issus de technologies Web. […]

Si le Web n’avait à offrir que quelques interactions et enrichissements multimédias sur des contenus statiques, nous aurions pu amplement nous satisfaire des formulaires et des plug-ins [des années 1990]. Heureusement, nous ne sommes pas du tout satisfaits de la forme actuelle du Web. Ainsi, pour dépasser la page, notre « plat pays » du Web, nous devons redoubler d’efforts et d’imagination pour nous affranchir des règles. Tufte avait, une fois de plus, fait preuve de clairvoyance, formulant il y a vingt ans déjà ce qui nous incombe aujourd’hui :

« Nous devons fuir ce plat pays pour réinventer la visualisation de l’information ; qu’elle provienne de n’importe quel champ (de la physique, de la biologie, de l’imaginaire, de l’humain) que nous cherchons à comprendre, heureusement riche en reliefs. […]99 Edward R. Tufte, Envisioning Information, op. cit. »

Il ne s’agit pas de remplacer le terme de « page » dans le vocabulaire du Web, mais de prendre conscience que la manière actuelle dont nous comprenons celui-ci n’en est qu’une parmi bien d’autres. Le Web évolue vite, et, puisque nous en sommes les acteurs, nous nous devons d’explorer sans limites les multiples possibilités de ce média.





Texte initialement publié dans Andy McMillan (dir.), The Manual, Belfast, Fiction, 2011.