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Décoller du papier

Vilém Flusser

Tour à tour linguiste, philosophe, théoricien des médias, anthropologue, artiste, etc., Vilém Flusser (1920–1991) aura anticipé les profondes implications des médias électroniques. Encore mal connue en France car publiée de façon très partielle, son œuvre est pourtant d’une ampleur considérable. Écrivant en portugais, allemand, anglais et français, Flusser repensait les concepts dans leur langue d’accueil. Rédigés à partir des années 1970, date de son installation dans le sud de la France, les textes français de Flusser (encore inédits pour la plupart) sont conservés depuis 2007 sous forme de fac-similés à l’université des Arts de Berlin (UdK).

Cet article inédit de 1987 est autant un témoignage des recherches de Flusser sur l’avenir de l’écriture qu’une façon de s’imprégner de la singularité littéraire de ses recherches. Il fut initialement écrit dans le cadre du colloque « Création artistique-découverte scientifique », école d’art de Marseille-Luminy, organisé les 14 et 15 mai 1987.

Les informations alphanumériques et iconiques sont en train de décoller de tout support matériel (surtout du papier), pour s’envoler dans le champ électromagnétique. Les conséquences d’une telle émergence sont encore imprévisibles. La culture est une installation pour permettre la production, la distribution et le stockage d’informations. Les informations sans support sont produites, distribuées et stockées par des méthodes différentes de celles employées dans les informations gravées dans du matériel (par exemple dans les chaussures), ou imposées sur la surface du matériel (par exemple dans les textes). La communication présente ne considérera que la mutation dans la production de textes alphabétiques. Elle ne considérera que les conséquences envisageables que l’électromagnétisation des textes aura sur la créativité de l’écrivain.

Un mot préalable quant au terme « créativité ». Si on le libère de ses charges mythiques et idéologiques (par exemple de « création ex nihilo »), ce terme devient accessible à une approche scientifique (peut-être devient-il quantifiable). Le terme signifiera alors « production d’une information nouvelle (inattendue) ». On constatera que toute information nouvelle repose sur des informations précédentes. Sa nouveauté consiste dans une restructuration et reformulation d’une ou de plusieurs informations précédentes, et/ou dans l’introduction d’éléments étranges (de « bruits »), dans l’information précédente. Une telle redéfinition du terme « créativité » ne le rendra pas plus transparent, mais au contraire plus opaque encore. Elle posera des problèmes difficiles comme : « les restructurations et reformulations d’informations (le “processing”), sont-elles prévisibles, sont-elles délibérées, sont-elles dues au hasard ? », ou : « qu’est-ce qu’un “bruit” ? ». Mais elle aura l’avantage de déplacer la théorie de la créativité du domaine de l’impossible dans celui du possible. Il devient pensable que nous puissions créer, dans le futur, non plus empiriquement (grâce à l’intuition, l’inspiration, etc.), mais techniquement (grâce à une théorie). Dans ce cas, nous devons compter sur une véritable explosion de la créativité humaine.

Dans la créativité chez les textes alphabétiques il s’agit de processer deux niveaux d’informations : celui des pensées, et celui d’une langue. Sur le niveau des pensées, on processera des pensées stockées dans la mémoire de l’écrivain pour en faire des pensées nouvelles (on reformulera, condensera, analysera et synthétisera les pensées stockées). Sur le niveau de la langue, on processera les dimensions syntactiques, sémantiques, phonétiques et rythmiques de la langue pour en faire des articulations nouvelles. Sur les deux niveaux, on peut introduire des bruits (chez les pensées par exemple des éléments du sous-conscient, chez la langue des mots d’une langue différente). Les deux niveaux se co-impliquent, et ils se conditionnent mutuellement. C’est pourquoi la créativité chez l’écrivain se présente en tant que phénomène extrêmement complexe, et c’est aussi la raison pour laquelle on n’a pas encore réussi à fabriquer un word processor véritablement créatif.

Quand on écrit sur du papier, on produit des lignes qui avancent univoquement vers un point final. Le texte ainsi produit est unidimensionnel, « discursif ». Il commence, et il se termine. Il se présente en tant qu’« œuvre » terminée, achevée, parfaite (par exemple en tant qu’un livre). Cette fermeture du texte n’est pas due seulement à la structure des lignes (elles coulent vers un point). Elle est aussi due aux limites imposées par le support matériel (par le papier). Même les écrivains qui s’opposent à la fermeture du texte, qui se refusent au point final, n’y échappent pas. Ils produiront des textes interrompus, des fragments. Et ceux qui veulent éloigner les limites, ceux qui produisent des « livres-fleuves », n’y échappent non plus. Tout texte écrit sur du papier se terminera d’une façon ou d’une autre, et plus un discours est long, moins il aura d’auditeurs. La fermeture du texte écrit sur du papier est inscrite dans le programme de cette technique. Et cette fermeture s’oppose à la dynamique de la créativité, laquelle se veut indéterminée.

C’est pourquoi l’écrivain créatif cherche à transformer les limites qui lui sont imposées en avantage. C’est la stratégie de la condensation : les informations produites sont obligées [de se contenter [d’un] minimum de signes sur un minimum de papier. C’est une stratégie puissante, et nous lui devons la partie la plus précieuse de la littérature. Plus un texte est court, plus il est beau, bon et vrai. La stratégie du rasoir d’Occam. Mais il reste que cette stratégie coupe les ailes à la créativité (tout en [la stimulant]). Ce qui est posé en question ici est le problème de la poésie au sens traditionnel de ce terme.

Quand on écrit dans le champ électromagnétique (par exemple par ordinateur vers une disquette et/ou une bande infinie de papier), on produit toujours des lignes. Maie ces lignes-là ne sont plus univoques, elles sont devenues plastiques, molles, manipulables. On peut les tordre, les casser, ouvrir des fenêtres et on peut les faire courir à l’envers. Elles bougent dans le moniteur. Or, ce qui bouge dans le terminal, c’est le processus même de la créativité. Ce qui bouge c’est le processing des pensées et de la langue. Le texte qui apparaît dans le moniteur n’est plus le résultat de la créativité (comme c’est le cas [pour] le texte sur papier), mais c’est la créativité elle-même. Platon considère que la créativité est un dialogue interne. Quand on écrit dans le champ électromagnétique, ce dialogue interne est projeté vers l’extérieur : il devient dialogue externe. Il est peut-être encore trop tôt pour [évaluer] l’impact d’une telle extériorisation sur la créativité. La distance critique que l’on établit par rapport à sa propre créativité, ce pas en arrière de soi-même (auquel le terminal oblige), ne peut qu’avoir des influences profondes sur l’acte de créer.

Mais il y a un autre sens encore, dans lequel le texte ainsi écrit cesse d’être un discours et devient dialogique. Il ne se dirige plus vers des récepteurs qui doivent le stoker dans leur mémoire, qui doivent le critiquer, ou qui doivent le commenter. Il se dirige vers des récepteurs qui doivent le processer, manipuler son information pour en faire une information nouvelle. Il se dirige vers des récepteurs créatifs et « responsables » au sens strict de ce terme.

Or, on peut argumenter que c’est le cas de tout texte. Tout texte (y compris les textes sur papier), ne sont que des chaînons dans une chaîne de textes : ils suivent aux textes précédents, les processent, et seront suivis d’autres textes qui les processeront à leur tour. Tout texte coule, au-delà de son point final, vers des récepteurs. Mais un tel argument n’est pas très bon. Chez les textes sur papier, chaque texte se maintient en tant qu’unité close, quoique faisant partie d’un contexte plus vaste. Chez les textes sur disquette, chaque texte se fond et se confond avec d’autres textes. C’est dire que les textes sur papier sont des « œuvres », des résultats de la créativité, tandis que les textes sur disquette sont la créativité elle-même en marche.

C’est pourquoi le texte en disquette est précédé d’un « menu ». Il s’agit de modes d’emploi que l’écrivain suggère et propose au récepteur. Celui-ci peut l’accepter, ou il peut élaborer ses propres règles pour processer le texte. Ce qui importe, pour la réflexion ici avancée, c’est l’élaboration du menu par l’écrivain. Elle demande qu’on assume, par rapport à son texte, le point de vue du récepteur. Qu’on devienne son propre critique et son propre commentateur. Or, une telle distance, laquelle n’est plus « subjective » (comme dans le premier cas), mais « intersubjective », rebattra le processus créatif. La création elle-même deviendra à la fois subjective et intersubjective. Elle deviendra dialogique.

Le récepteur, lui, processera l’information ainsi créée, en la manipulant, et en introduisant des bruits. Il en fera une nouvelle information. Cette information, il peut la renvoyer vers l’écrivain, ou vers d’autres récepteurs du même texte, pour établir des dialogues créatifs. De cette manière, les fils des lignes du texte formeront des faisceaux, des tissus, des nœuds. L’unidimensionnalité du texte sur papier sera transformée en pluridimensionnalité équivoque. L’« historicité » du texte sur papier sera dépassée par une post-historicité cybernétique. En fait : le tissu ainsi établi n’aura pas de limites ni dans le temps ni dans l’espace. Ce sera la créativité en marche, débarrassée de toute résistance matérielle.

Dans une telle situation de l’écriture, c’est l’éditeur qui assumera une fonction toute nouvelle. Chez les textes sur papier, l’éditeur est un tri et un relais. Il reçoit les lignes des textes, il refuse la plupart, il processe le reste, et il irradie les lignes procéssées vers l’espace, dans l’espoir qu’elles atteignent des récepteurs qui se promènent dans l’espace (par exemple dans une librairie). Chez les textes en disquette, l’éditeur reçoit un texte, le processe en disquette, l’envoie chez des récepteurs munis de PC, reçoit leurs réponses, les processent l’une avec les autres, en fait d’autres disquettes, et ainsi ad infinitum. Il se transforme en banque de données. En foyer du processus créatif. Il n’y aura donc plus de distinction entre auteur et récepteur, mais la créativité ne deviendra pas « collective » pour autant. Elle deviendra cybernétiquement structurée. Peut-être le cerveau est-il un modèle d’une telle créativité intersubjectivement structurée et réglée ?

Ce qui est décisif dans la mutation de l’écriture provoquée par l’abandon du papier, c’est qu’il ne s’agit plus de produire des « œuvres » (des informations nouvelles closes, parfaites, terminées). Il ne s’agit ni même de produire des « œuvres ouvertes » au sens d’Umberto Eco. Il s’agit, au contraire, de s’engager dans le geste de la production d’informations lui-même, il s’agit de se plonger dans la créativité en tant que processus illimité, et ceci avec toute distance critique, et avec la conscience de la responsabilité envers les autres. C’est pourquoi ceux qui osent cette aventure sont saisis par un vertige.

Ceux, par contre, qui observent le déménagement de l’écriture du dehors, qui ne participent pas de ce vertige, sont beaucoup plus réservés. Ils ont des objections graves. Il y a ceux qui insistent sur la qualité insaisissable, mystérieuse de l’acte créatif, dont seuls des esprits privilégiés sont capables. L’écriture dialologique ici exposée n’est pas créative dans leur sens. Il y a d’autres qui insistent sur la spontanéité de l’acte créatif, qui est une sorte d’irruption de l’intériorité, une sorte de folie. L’écriture dialogique, loin d’être créative, serait une méthode pour étouffer la spontanéité par une conscience trop éveillée. Et il y a d’autres encore qui ne voit aucune nouveauté radicale dans l’éléctromagnétisation de l’écriture. Selon eux, on a toujours écrit dialogiquement (en répondant aux écrivains précédents, et en provoquant des écrivains futurs), et la nouveauté de l’écriture électromagnétique n’est qu’un gadget technique dont il faut se méfier. Ces objections sont graves, parce que l’on ne peut pas les réfuter. Les conséquences de l’écriture électromagnétique sur la créativité future sont imprévisibles, et il se peut que ceux qui la combattent aient raison. Ce que l’on peut dire en réponse à ces objections conservatrices et réactionnaires, c’est : on a opposé, à la révolution industrielle, des objections comparables. Elles étaient, en partie, justifiées. Mais cela n’a pas empêché la révolution industrielle à changer la vie individuelle et sociale d’une façon radicale.

Les conséquences de l’abandon du papier sont imprévisibles. Mais une chose est certaine : notre expérience vécue avec l’acte d’écrire a profondément changé. Nous écrivons à présent avec une distance critique nouvelle et avec la conscience pleine que nous écrivons pour d’autres. Et le texte que nous écrivons a assumé une vie propre nouvelle (habent fata libelli). En bref : en écrivant, nous pensons, créons, et nous vivons dialogiquement. Aussi et surtout dans le sens voulu par Martin Buber, pour lequel la vie dialogique est la vie religieuse.