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Absorber le texte : relire la lecture rapide

Nathan Jones & Sam Skinner

Traduit de l’anglais
par Mylène Czyzniak

Les applications numériques de lecture rapide (speed reading), telles que Spritz (2014), isolent des mots du corps du texte et les affichent de manière séquentielle, souvent en surlignant la lettre du milieu. Si l’on en croit les adeptes de ce qui est connu sous le nom de Présentation Visuelle Sérielle Rapide (PVSR, Rapid Serial Visual Presentation) cette méthode permet d’accélérer la vitesse de lecture d’une moyenne de 100 à 200 mots par minute à plus de 1 000. L’accélération repose principalement sur une réduction des saccades visuelles occasionnées par la lecture « normale ». Lorsque nous lisons un mot au milieu d’autres, dans une ligne de texte par exemple, nous lisons à la fois en avant et en arrière. L’œil avance à la recherche de mots à portée de vision parafovéale, puis revient vers l’arrière. Selon le site Web de Spritz :

« Vous pourrez absorber plus de texte lorsque vos yeux resteront fixes. Ils ne bougeront plus de manière non naturelle11 Spritz, « How it works », 2014, http://b-o.fr/spritz. »

Il s’agirait donc d’une nouvelle « naturalité », où nous inhalerions du contenu, et en exhalerions on ne sait quoi ; un vapotage de mots, en quelque sorte. L’évocation de méthodes dépassées (« non naturelles ») et de nouveaux processus physiques et neuronaux forge toute la rhétorique de cette technologie ésotérique. [La] lecture rapide (en tant que terme, application et entreprise commerciale, comme l’exemple de Spritz) s’est appropriée la science de la PVSR à des fins commerciales et, comme certains le pensent, « accélérationistes22 L’accélérationnisme est une théorie sociopolitique proposant d’accentuer les tendances auto-destructrices du capitalisme pour améliorer les conditions sociales. Voir : Nick Srnicek, Alex Williams, « Manifeste accélérationniste », trad. de l’anglais par Yves Citton, Multitudes, no 56, 2014, p. 23-35, http://b-o.fr/accelerationnist (N.D.É.) ». Qu’une telle entreprise ait été créée pour augmenter la vitesse de lecture et la productivité du lecteur est peu surprenant à une époque où vitesse et efficacité sont synonymes de développement technologique. Bien entendu, les sciences humaines et sociales ont manifesté ces dernières années un intérêt grandissant pour la vitesse, depuis les travaux de Paul Virilio33 Paul Virilio, Vitesse et politique. Essai de dromologie, Paris, Galilée, 1977 ; Paul Virilio, Le Grand Accélérateur, Paris, Galilée, 2010. (N.D.É.), jusqu’à des ouvrages plus récents comme High-Speed Society44 Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps [High-speed society: social acceleration, power, and modernity, 2010], trad. de l’allemand par Didier Renault, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales », 2013. de Hartmut Rosa55 Ibid. et William E. Scheuerman :

« Ce qui, hier à peine, nous semblait incroyablement rapide […] nous apparaît aujourd’hui comme terriblement lent. La longueur des plans dans les films, les publicités et même dans les documentaires a au moins été multipliée par 50, et la vitesse à laquelle les discours sont prononcés au parlement a augmenté de 50 % depuis 1945… Le speed dating et les drive-through funerals [où le corps du défunt est observable depuis sa voiture] nous rappellent que même les activités basiques de la vie semblent s’accélérer : restauration rapide, apprentissage rapide, amour rapide55 . »

Rosa et Scheuerman analysent également les relations entre vitesse et concentration, relations que la forme très agressive d’affichage temporel et linéaire des applications de lecture rapide semble contredire (voire même remédier) :

« Le temps que nous pouvons consacrer exclusivement à une activité diminue progressivement : nous sommes constamment interrompus par la réception d’un flot de messages, d’appels, d’annonces à la télévision ou à la radio, ou simplement par des ruptures dans notre concentration qui perturbent ce que nous étions en train de faire66 Ibid.. »

Plutôt que de se détourner des applications de lecture rapide à cause de leur implication manifeste dans l’équation « vitesse = progrès », nous examinerons comment cette nouvelle forme temporelle de texte pourrait inaugurer un retour aux fondamentaux techniques et matériels de la lecture, et quels moyens alternatifs elle pourrait offrir pour repenser notre relation aux textes. Cela nous permettra de nous interroger sur les aspects techniques et matériels qui convergent lors de l’acte de lecture, mais qui ne sauraient s’y réduire. Les revendications d’entreprises de lecture rapide telles que Spritz sont contrebalancées par des recherches cliniques s’inscrivant dans des cadres théoriques émergents. […]

Paysages textuels

Afin d’éviter à nos yeux de rechercher frénétiquement les informations disposées sur la surface bidimensionnelle (cartographique) d’une page, les applications de lecture rapide nous font entrer dans un paysage d’information. En plongeant dans le corps même du texte, nous atteignons la vitesse ultime, abandonnant toute forme matérielle fondamentale. Les logiciels de lecture rapide s’inscrivent dans la longue série des évolutions de la distribution et de la consommation de l’écriture. Les formes traditionnelles de publication, du parchemin aux livres numériques en passant par les quotidiens, plaçaient les mots dans des blocs de texte en deux dimensions, inscrits sur une surface, attendant d’être balayés par un œil en mouvement. Hors du cadre des médias de masse, des expérimentations ont été réalisées sur la mise en forme séquentielle des mots. Diverses pratiques artistiques l’ont mise à l’épreuve, notamment à travers la poésie concrète, les génériques de films et l’art textuel, qu’il soit imprimé, numérique ou filmique77 Bernd Scheffer, Christine Stenzer, Peter Weibel et Zehle Soenke (dir.), Typemotion: Type as Image in Motion, Berlin, Hatje Cantz, 2015.. Les médias numériques, en particulier, permettent de nouvelles formes d’interactions et d’affichage. Comme le note Katherine Hayles, avec « les avancées des technologies numériques les écrivains ont plus de souplesse dans la manière dont ils peuvent utiliser la dimension temporelle comme ressource dans leurs pratiques d’écriture ; comme une machine à organiser le temps88 Katherine N. Hayles, « The Time of Digital Poetry: From Object to Event », dans : Adalaide Morris et Thomas Swiss (dir.), New Media Poetics, Cambridge (MA), MIT Press, 2006, p. 181-210.. » […]

Bien que l’usage des écrans, des logiciels et des infrastructures qui y sont associés ait affaibli l’économie des livres imprimés, la lecture sous forme de « pages de texte » est toujours présente dans les livres numériques, les PDF ou les pages Web. Le terme de « page » se rapporte désormais davantage à l’écran qu’à des feuilles imprimées (rendant le terme plus confus et sa forme reconfigurable), mais désigne encore plus fondamentalement une surface sur laquelle s’inscrivent des informations et sur laquelle le regard se déplace sans se fixer99 Voir : Dan Rubin, « Tourner la page » [« Off the Page », The Manual, no 1, 2011], trad. de l’anglais par Mylène Czyzniak, Paris, B42/Fork, Back Office, no 3, « Écrire l’écran », p. 34. (N.D.É.). La page papier reste présente dans de nombreuses interfaces numériques dont la plupart ont recours au paradigme du skeuomorphisme. Ces dernières figurent par exemple des ombres portées qui participent de la hiérarchie visuelle de la plupart des documents en ligne, comme autant de rappels de la possibilité d’imprimer. Icônes d’une textualité post-numérique, elles en sont les formes résiduelles, refusant d’être évincées de notre palimpseste collectif. […] Comme l’a si bien étudié Alessandro Ludovico dans ses travaux sur la place du papier à l’ère post-numérique1010 Alessandro Ludovico, Post-Digital Print. La mutation de l’édition depuis 1894 [2012], trad. de l’anglais par Marie-Mathilde Bortolotti, Paris, B42, 2016., celui-ci reste encore une interface très efficace, et les relations entre papier et numérique sont loin d’être à sens unique. Les applications de lecture rapide évitent la représentation figurative de la page comme « carte textuelle » et exploitent des fonctions plus primitives du système visuel humain, en particulier celles permettant de s’orienter dans un espace, ou d’y reconnaître des objets. Le fait que ces différentes capacités cognitives aient été réemployées pour lire est une invention récente1111 Stanislas Dehaene, Reading in the Brain: The New Science of How We Read, Londres, Penguin Books, 2010.. Dès lors, il apparaît nécessaire de nous intéresser à la nature de nos systèmes visuels et de lecture afin de comprendre le potentiel et l’intérêt des applications de speed reading.

Si ces dernières parviennent à augmenter la quantité de texte que nous traitons, c’est tout d’abord parce qu’elles suppriment le besoin qu’a l’œil d’effectuer des saccades, ces mouvements de va-et-vient d’avant en arrière, que réalisent nos yeux quand nous lisons. Ce processus est en fait un vestige de l’évolution cognitive dans la manière dont nous construisons des images « haute définition » de notre environnement. Environ 33 % de notre système visuel complet (de la rétine au cortex visuel situé dans le cerveau) ne sert qu’à construire un fragment représentant 0,1 % du champ visuel (en son centre) : « Lorsque vous étendez complètement votre bras et regardez votre pouce, ceci représente l’étendue de la vision centrale1212 Alex Leff, « How the Brain Samples the Visual World When Reading and How Focal Brain Injury Can Disrupt This », dans : Nathan Jones et Sam Skinner, Liverpool / Londres, The Act of Reading, Torque, 2015, p. 177-195.. » Nous avons cependant l’impression que la totalité de notre champ perceptif est précisément défini car notre système visuel en parcourt les alentours, « prélevant » et enregistrant des positions, reconstruisant ainsi le tout à partir de ces fragments en haute définition qu’il a emmagasiné1313 Ibid..

De la même façon, lorsque nous lisons, le système visuel n’effectue pas uniquement un mouvement horizontal : il effectue aussi, distraitement, avec envie, des précognitions rapides de la page, déplaçant la vision centrale du mot lu vers le suivant, mais aussi, et de façon intempestive, le long de la ligne courante ou à d’autres endroits du format. Lire ainsi permet de construire une image ou un modèle de monde façonné par le langage, issu de multiples rencontres avec des mots isolés, chacun en relation avec le reste du texte. De plus, afin que la lecture de la page ne soit pas floutée, le cerveau « désactive » le cortex visuel pendant le mouvement de l’œil, puis le « réactive » quand il se stabilise. […]

[Le neuroscientifique] Alex Leff a montré dans ses recherches au sein du laboratoire Aphasie de l’UCL que ces mouvements des yeux et ces actions d’« activation-désactivation », ou plutôt la difficulté à les réaliser et à construire l’image cohérente d’un texte, pourraient, entre autres, être à la source de troubles de la lecture tels que l’aphasie1414 L’aphasie désigne différents troubles du langage affectant la compréhension et la production du langage parlé survenant en dehors de tout déficit sensoriel ou de dysfonctionnement de la parole. (N.D.É.) et l’alexie1515 L’alexie est une forme d’aphasie qui se manifeste principalement par un trouble d’accès à la lecture. (N.D.É.). Ces troubles cognitifs apparents sont plus exactement dus à une instabilité entre l’interface des systèmes nerveux et musculaires. Le laboratoire Aphasie utilise la PVSR pour stimuler les mouvements des yeux et réapprendre au système visuel à fonctionner. Les chercheurs développent également des thérapies utilisant le Web, comme Read-Right1616 http://b-o.fr/readright (N.D.É.) , qui permettent d’aider à améliorer la vitesse de lecture des patients atteints d’alexie accompagnée d’hémianopsie1717 L’hémianopsie désigne une diminution ou une perte de la vision dans une moitié du champ visuel d’un œil ou des deux yeux. (N.D.É.). […] Plutôt que de simuler le mouvement confus effectué pendant la lecture, cette application génère un stimulus visuel continu, semblable à celui produit lorsqu’un paysage défile, comme si nous étions face à une forêt de mots. […]

La subvocalisation

Les applications comme Spritz réorientent la science de la PVSR et la position oculaire optimale vers ce qu’elles désignent comme une expérience de lecture plus fluide, plus complète, réduisant les troubles car demandant moins d’efforts de la part des systèmes visuels et subvocaux. Le slogan sur le site de Spritz proclame : « La lecture réinventée. Améliorez votre concentration, votre vitesse et votre fluidité de lecture. Profitez d’une expérience de lecture agréable et sans effort ». L’écrivain Colin Schultz, dans un article dithyrambique sur cette technologie, note que « le processus s’apparente moins à une lecture du texte qu’à une absorption de celui-ci1818 Colin Shultz, « These Apps Could Triple Your Reading Speed », Smithsonian Blog, 2014, http://b-o.fr/schultz ». […] La lecture rapide est-elle seulement une mise en scène de la lecture, permettant certes d’ingurgiter [davantage de mots], quitte à sacrifier la compréhension et la relation sensorielle au texte ?

Les mouvements saccadés des yeux sont accompagnés de mouvements subvocaux de la gorge, appelés subvocalisation. Ces derniers sont également atténués lors de la lecture rapide, où l’augmentation de la vitesse conduit à une réduction de cette « voix intérieure » que nous entendons lorsque nous lisons. Le chercheur en littérature Steven Connor observe que « ce que les lecteurs perçoivent comme une voix dans leur tête est en réalité dû, au moins en partie, à de très petites impulsions envoyées par le cerveau au larynx et à la gorge1919 Steven Connor, Beckett, Modernism and the Material Imagination, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2014. », et sûrement au retour de ces impulsions dans le cerveau. Cette rencontre subvocale physique avec les textes crée un lien concret d’empathie avec l’auteur, dont le processus d’écriture a également été accompagné de ces impulsions dans le larynx, se rapprochant des mots qu’il écrit. […]

La subvocalisation, réprimée dans la lecture rapide, est une partie essentielle de la qualité sensuelle de la poésie, mais elle peut-être surpassée à la manière d’un enfant qui finit par arrêter de bouger ses lèvres lorsqu’il lit. Connor suggère que « notre difficulté à décrire les qualités [de cette voix intérieure] est due au fait que nous en entendons ses ultimes spasmes et soupirs. De même que pour la mise sous silence de notre voix extérieure, nous procédons à un lent étouffement de notre voix intérieure2020 Steven Connor, op. cit., p. 106. ». Les applications de lecture rapide ne seraient peut-être pas, en fin de compte, une occlusion technique prématurée de notre rapport sensuel au langage. Elles seraient plutôt le symptôme d’une lecture mettant elle-même au placard ces vestiges d’une évolution désormais non nécessaire. Une sublimation, pas moins.

Ainsi, la lecture rapide va à l’encontre de nos capacités physiques et cognitives, amplifiant ou réveillant certaines réactions physiques (comme les clignements d’yeux ou la contraction des iris) tout en réduisant la subvocalisation et les saccades visuelles. Quelles seraient les qualités formelles d’une littérature à venir intégrant ces nouveaux paramètres physiologiques ? Quelle place auraient les assonances et les consonances dans ce contexte ? Quelle serait la place du rythme dans ce régime sémiotique émancipé de dérives oculaires ? Ces applications favoriseraient-elles l’entrée du lecteur dans un état proche de la transe ? Les distractions créées par nos introspections et notre conscience de nous-mêmes n’en seraient-elles pas occultées ? Ce lecteur sans corps et isolé du monde pourrait-il représenter les bases d’un nouveau sujet littéraire ?

Compréhension du texte et matérialité des caractères

Un récent article sur les applications de lecture rapide suggère qu’il est impossible d’augmenter la vitesse de lecture des utilisateurs tout en maintenant proportionnellement leur niveau de compréhension2121 Keith Rayner et al., « So Much to Read, So Little Time: How Do We Read, and Can Speed Reading Help? », Psychological Science in the Public Interest, vol. 17, no 1, 2016, p. 4-34, http://b-o.fr/rayner. Les études montrent qu’au mieux les lecteurs peuvent être capables de comprendre des phrases individuelles à une vitesse augmentée, mais qu’au pire, cela peut rendre finalement la lecture plus lente que la normale : « Une lecture réussie nécessite ainsi plus qu’une simple reconnaissance de séquences de mots individuels. Elle implique également de comprendre les relations qui les lient et de faire des inférences sur les entités implicites évoquées dans ce que le texte décrit2222 Ibid., p. 5.. » De plus, l’argument soutenu par les créateurs des applications de lecture rapide, telles que Spreeder ou Spritz, selon lequel les mouvements des yeux et les saccades sont une perte de temps, ne tient pas. En effet, le processus cognitif continue pendant les saccades et « les outils qui affichent au lecteur les mots plus vite qu’à sa vitesse de lecture naturelle courent le risque d’afficher un mot avant que le cerveau ne soit prêt à le traiter et à le comprendre2323 Ibid., p. 8-10. ». En outre, réduire la subvocalisation, comme le suggèrent les créateurs de ces applications, qui la considèrent comme une errance linguistique ou une négligence neuronale, a un effet négatif sur la lecture puisque « traduire les informations visuelles sous une forme phonologique, forme fondamentale du langage, permet au lecteur de les comprendre2424 Ibid., p. 16. ». Pour finir, la progression continue du texte affiché par l’application empêche les lecteurs de revenir en arrière ou de relire certains passages, ce qui augmente les chances de faire des contresens2525 Ibid., p. 17..

La critique des mouvements régressifs des yeux et de la voix intérieure, associée à un encensement des applications de lecture rapide qui permettraient de réaliser des inférences rapides et correctes systématiquement, apparaît comme étrangement idéologique de la part des défenseurs de ces applications et court le risque de véhiculer une critique presque vitaliste ou techno-positiviste des corps, qu’ils soient humains ou textuels. Mais si nous mettons de côté cette focalisation sur l’augmentation de la vitesse de lecture, l’espace de lisibilité et le plaisir de lecture offerts par ces techniques pourraient permettre l’ouverture et le bouleversement d’autres domaines liés à l’expérience de lecture. Au-delà d’une simple augmentation de la vitesse, de nouvelles possibilités pourraient apparaître concernant le contenu, la typographie, l’espace physique que nous occupons et que le texte occupe en nous lorsque nous lisons.

Les expériences sur la typographie et la lecture rapide permettent d’explorer de nouvelles potentialités des fondamentaux de la lecture, et de les repousser dans des territoires plus divergents ou liminaux. Il s’agirait par exemple d’étudier les limites de la lisibilité, ce que les systèmes mécaniques de calcul ou d’affichage pourraient faciliter ou remplacer, et comment cela affecterait en retour notre médiation du monde et notre rapport à lui. Dans de récents travaux, le neurobiologiste théorique Mark Changizi2626 Mark A. Changizi et al., « The Structures of Letters and Symbols throughout Human History Are Selected to Match Those Found in Objects in Natural Scenes », The American Naturalist, vol. 167, no 5, 2006, E117-E139, http://b-o.fr/changizi observe que les signaux visuels humains ont une signature similaire dans leur configuration et distribution, suggérant ainsi qu’il existe des principes sous-jacents déterminant leurs formes. Il émet l’hypothèse écologique que les signaux visuels ont été sélectionnés culturellement pour correspondre aux amas de contours que nous trouvons dans les images naturelles, car c’est ce que notre système de traitement visuel a été entraîné à reconnaître. Ces recherches suggèrent que les mots que nous lisons ont cette apparence car ils ressemblent aux contours des images trouvées dans la nature, et déclenchent nos mécanismes de reconnaissance d’objets déjà existants.

[…] Cette hypothèse de transformation neuronale implique que l’architecture de notre cerveau limite la manière dont nous lisons. Elle a fonctionné comme un gigantesque processus de sélection, et les écrivains et designers ont développé, avec le temps, des systèmes de notation de plus en plus efficaces, s’adaptant à l’organisation de nos cerveaux. Le psychologue cognitiviste Stanislas Dehaene soutient que notre cortex n’a pas spécialement évolué pour écrire, mais que c’est plutôt l’écriture qui a évolué pour s’adapter au cortex et être facilement apprise par le cerveau2727 Bruce D. McCandliss, Laurent Cohen et Stanislas Dehaene, « The Visual Word Form Area: Expertise for Reading in the Fusiform Gyrus », Trends in Cognitive Sciences, vol. 7, no 7, 2003, p. 293-299..

Le caractère Torquera  ; conçu pour être utilisé par une application de lecture rapide — accentue les zones des lettres où les contours se croisent. Comme dit plus haut, notre système visuel reconnaît les objets à travers la configuration de leurs contours. Quand ceux-ci sont accentués ou supprimés, ils deviennent plus faciles, ou, à l’inverse, plus difficiles à reconnaître. Torquera combine cet aspect de la reconnaissance visuelle avec la lisibilité augmentée des caractères dans la PVSR, créant ainsi une rencontre textuelle à la fois plus et moins lisible, expérimentant les possibilités et potentialités d’une lecture liminale ; une lecture aux limites de différents systèmes physiques, typographiques et neuronaux.

[…] Iris van der Tuin et Aud Sissel Hoel décrivent, dans leur relecture des philosophes Ernst Cassirer et Gilbert Simondon, la « force ontologique » des appareils technologiques2828 Aud Sissel Hoel et Iris van der Tuin, « The Ontological Force of Technicity: Reading Cassirer and Simondon Diffractively », Philosophy & Technology, vol. 26, no 2, 2013, p. 187-202, http://b-o.fr/hoel. Elles écrivent que « ce qui amène les propos de Cassirer et Simondon au-delà des approches purement scientifiques et relationnelles est leur insistance sur l’existence d’un troisième ingrédient à part entière dans l’imbroglio ontologique : la technicité2929 Ibid, p. 188. », où « l’arrachement de la nature à l’humain est essentiellement relayé par des outils ou objets technologiques3030 Ibid., p. 190. ». On peut trouver un exemple de ce codéveloppement chaotique lorsque l’on observe l’évolution du langage, des outils et de la cognition, où ce qui est apparu en premier a moins d’importance puisque chacun constitue et catalyse l’autre dans un processus de devenir continu3131 Kathleen R. Gibson et Tim Ingold (dir.), Tools, Language and Cognition, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2008., enchevêtré l’un dans l’autre. […]

À travers les procédés mécaniques utilisés à la fois pour analyser et faire évoluer nos systèmes de lecture, les anciennes divisions entre nature et culture s’estompent, devenant une itération parmi d’autres dans une longue lignée entremêlée d’évolutions linguistiques. Il serait peut-être alors judicieux d’appeler les machines de lecture rapide des machines à relecture, leurs rapides récursivités permettant des moyens plus performants, ou la création d’un troisième espace pour gérer de nouveaux paysages textuels. Elles trouvent un refuge et une utilité dans le domaine esthétique, moins tourné vers l’accélérationisme et davantage vers un « expérimentalisme ». Après tout, les machines ont l’avantage de ne pas avoir à recycler leurs vieux systèmes neuronaux, comme doivent le faire les humains, et présentent de nouvelles façons de lire et d’écrire, créant des ruptures dans ce que nous envisageons comme un possible nouveau médium. […] Ou alors, la lecture rapide est-elle, plus simplement, symptomatique de notre tentative de suivre le rythme des machines ? […] En outre, la façon dont nous écrivons sur et pour ces nouvelles formes de lecture renferme un important potentiel. Les machines servent de médiateur à la fois à la lecture et à l’écriture, mais, comme le notent les chercheurs en littérature Sean Pryor et David Trotter, « le contraire […] est aussi vrai : l’écriture sert de médiateur à la technologie3232 Sean Pryor et David Trotter (dir.), Writing, Medium, Machine: Modern Technographies, Londres, Open Humanities Press, 2016, p. 10. ». De la même façon, les nouvelles formes de littérature et d’écriture ainsi que les nouvelles formes de lecture, doivent, en retour, servir de médiateur aux machines et à notre fusion avec elles. […]





Nathan Jones et Sam Skinner, les auteurs de l’article, sont également à l’initiative de Torque3333 www.torquetorque.net (2014), une plateforme éditoriale et curatoriale itinérante proposant des projets centrés sur le langage et la technologie. En 2017, ils ont présenté « Relearning to Read3434 Exposition présentée à la Grundy Art Gallery (Blackpool, Royaume-Uni) du 1er avril au 13 mai 2017, http://b-o.fr/relearning » (« Réapprendre à lire ») une exposition qui fonctionne comme un espace bibliothécaire alternatif présentant le travail d’artistes3535 Anna Barham, Nathan Jones, Erica Scourti, Tom Schofield, Sam Skinner, Emily Speed et The Scandinavian Institute for Computational Vandalism. dont la pratique interroge de nouvelles méthodes de lecture et d’écriture susceptibles d’éclairer les environnements textuels qui nous entourent.

Les pièces exposées jouent de l’écart entre des médias imprimés traditionnels et des technologies numériques plus récentes. Le public est invité à apporter ses propres livres ou à emprunter des livres à la bibliothèque voisine, pour les utiliser sur une « machine à lire », The Re-reader, conçue par Skinner en collaboration avec Tom Schofield. Cette dernière numérise les ouvrages apportés et les convertit en texte numérique (OCR, Optical Character Recognition) qui est ensuite affiché en lecture rapide (speed reading). En parallèle, le texte brut est analysé par une intelligence artificielle qui recherche à l’intérieur de celui-ci des mots « signifiants », et tente de reformuler l’ensemble.





Texte initialement publié dans la revue APRJA, Aarhus, Aarhus University, 2017, http://b-o.fr/aprja