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GIFs ou JPEGs animés ?

Olia Lialina

Traduit de l’anglais
par Phœbe Hadjimarkos Clarke

Commençons par le commencement : je ne suis pas la créatrice du « premier GIF de l’histoire », malgré ce que Google peut écrire, ou en dépit de l’esthétique rétro en noir et blanc de mon premier GIF animé11 Voir l’article de Fernando Alfonso III à l’origine de cette confusion, « The Animated History of the GIF, the Internet’s Favorite Format », Dailydot, juin 2015, http://b-o.fr/alfonso. Ce mythe a commencé à se répandre par des articles et des forums, pour finir parmi les premiers résultats de recherche sur Google. On me présente comme la créatrice du GIF, et dans quelques années, j’entrerai sans doute dans les annales en tant que fondatrice du format. Pour y parer, j’aimerais enfin pouvoir apporter une réponse sans détour à la question récurrente : « avez-vous vraiment créé le premier GIF ? » et cette réponse est : « bien sûr que non ! » Le format existait depuis près de dix ans : dix mois avant que le window.gif ait été publié en 1996, tout le monde s’était mis à créer et utiliser des GIFs sur le Web. Dès la fin de l’année 1996, le format était déjà remis en question et tourné en ridicule, et un an plus tard il avait commencé à être abandonné et effacé.

Cette chronologie était encore présente dans la mémoire culturelle il y a dix ans. Mais en 2020, il est utile de rappeler ce qui existait avant que les GIFs animés ne fassent leur glorieux come-back lors de la première vague de « netstalgie », au début des années 201022 Pour plus d’informations au sujet de la « netstalgie », voir Olia Lialina, GeoCities’ Afterlife and Web History, 2019, http://b-o.fr/geocities. Le Web vieillit : il est même plus vieux que la plupart des doctorants qui l’étudient et son histoire évolue de manière de plus en plus homogène. Les utilisateurs comme les chercheurs développent très vite une forme de myopie, et pas seulement parce qu’ils passent trop de temps devant leurs écrans. Nous sommes toujours soumis à la malédiction du « temps Netscape », ce paradigme selon lequel tout change rapidement et s’actualise radicalement, effaçant ainsi des mémoires (qu’elles soient artificielles ou biologiques) toutes les versions précédentes33 « Le ‹ temps Netscape › était un terme que nous utilisions pour nous référer à la vitesse à laquelle nous dévelop-pions des produits, et par extension au rythme implacable du travail que cela demandait. Mais l’aisance de l’usage du Web est aussi l’un des aspects du temps Netscape. » James H. Clark, Netscape Time, New York, St Martin’s Press, 2000, p. 65.. En ligne, tout ce qui ne relève pas de l’ici et maintenant devient historique. Les années 2006 et 2016 semblent aussi éloignées que 1996. GeoCities, Myspace et Tumblr constituent ce qui existait avant, disons, TikTok, et, dans un an ou deux, TikTok sera remplacé par la prochaine application à la mode.

Tout comme le renouvellement rapide des applications et des services, la manière dont nous percevons le Web évolue aussi, mais nous ne nous en apercevons généralement pas. Le Web est devenu une technologie qui en sous-tend tant d’autres ; applications, expériences, IA ; alors même qu’il a perdu de son importance et de son pouvoir en tant que nouveau média. De ce point de vue, il est fascinant d’observer comment le format de fichier qui représentait un élément essentiel du Web, lorsque ce dernier s’établissait en tant que nouveau média, est lui-même devenu un média à part entière, alors même que son ancêtre est en train de se perdre dans les limbes de la technologie invisible. Les GIFs se sont émancipés du Web, tout en lui survivant. Aujourd’hui, les chercheurs contextualisent ce « nouveau média » en puisant dans l’histoire du cinéma et du précinéma. Ils le relient à d’autres disciplines, telles que le féminisme, le cyberféminisme et le métamodernisme, et le considèrent comme un symbole et une manifestation de la société dans son ensemble, une sorte de cycle de vie. En 2016, Monica Dall’Asta affirma que les GIFs « imitent, au niveau formel, la dialectique bloquée du capitalisme et sa recherche incessante de changement qui ne change jamais rien44 Monica Dall’Asta, « GIF Art in the Metamodernist Era », Cinéma&Cie, Milan, Mimesis International, 2016, p. 82.. »

Les animations en boucle sont reconnues et célébrées dans différents contextes historiques et médiatiques, et comme pratique artistique. Elles ont même leurs propres genres : cinégraphique, réaction, boomerang, sticker, GIFs sonores55 Le 28 juillet 2011, u/squidbrain posta la question suivante sur Reddit, « Can you get .gifs with sound? » (« Est-ce qu’on peut avoir des .gifs avec du son ? »), http://b-o.fr/reddit. Cette question innocente déclencha une avalanche de plaisanteries et devint un mème. Quelques mois plus tard le site https://gifsound.com/ fut créé directement en réaction à ce post. J’évoque la progression de cette tendance à la fin de cet article.. Il existe des expositions de GIFs et une culture GIF. Eh oui ! Il existe des artistes GIF, ou encore des artistes qui ajoutent un bouton « Mes GIFs » à leur portfolio. En tant que net artiste et modèle autoproclamé de GIFs animés, cela me rend très heureuse. Pourtant, selon Sofya Aleynikova, dans The Perfect GIF :
« Les GIFs sont souvent réduits à de simples références à d’autres formats plus dominants comme le clip ou la vidéo ; les GIFs se retrouvent soumis aux paramètres spécifiques de ces derniers. On oublie que le GIF est, avant tout, une image en boucle sur un site Web66 Sofya Aleynikova, The Perfect GIF, 2014, http://b-o.fr/Aleynikova. »

En effet, lorsqu’on évoque les GIFs, on a affaire à tant de choses ; des aspects techniques à l’esthétique des boucles en passant par la politique ;, mais on n’évoque presque jamais le Web, et c’est une erreur. Le World Wide Web est la meilleure chose qui soit jamais arrivée à l’Internet et à nous tous. Le Web des débuts était un environnement où ceux qui n’avaient aucune compétence en programmation pouvaient s’y atteler et rendre publiques leurs créations, un temps où le cyberespace était construit collectivement. Il y a vingt ans, lorsque j’ai commencé à collectionner et à sacraliser les GIFs, je cherchais à célébrer et à commémorer les efforts fournis par ces premiers créateurs du Web.

Pour ne pas oublier l’histoire, et potentiellement reconquérir les pouvoirs que nous pourrions encore exercer sur le Web en 2020, il est encore plus important qu’en 2000 :
– de parler des GIFs comme format de fichier et non comme média ;
– de les évoquer en tant qu’éléments de sites Web à part entière, et non simplement comme des objets à poster et à incruster ;
– de les voir au sein et non en dehors du contexte des navigateurs Web ;
– de traiter de la transparence et non simplement d’animation et de boucles ;
– de ne plus demander quel était le premier GIF, parce que cela n’a aucune importance.

Imaginons que nous nous accordions là-dessus. Je suggère que ceux qui tentent encore de découvrir les plus vieux GIFs feuillettent le magazine Compuserve à partir de la fin de l’année 198777 En ligne sur The Internet Archive (consulté en décembre 2020), http://b-o.fr/compuserve-magazine. Ils y trouveront les réflexions de développeurs du GIF, des descriptions de ce format et des exemples. Ce contenu est intéressant, mais traite davantage de l’histoire de Compuserve que de celle du Web. Je n’en parlerai donc pas ici.

Pour moi, l’histoire commence en 1995. Je citerai un extrait du livre GIF Animation Studio, écrit en 1996, l’un des premiers ouvrages expliquant l’animation GIF aux développeurs Web. Avant d’aborder les instructions à proprement parler, les auteurs exposent l’histoire glorieuse, bien qu’encore courte du format, et l’origine populaire de « l’explosion de l’animation » :
« L’animation GIF est une authentique histoire de cet Internet façonné par la base. Netscape avait mis en place un soutien pour l’animation GIF, mais n’en parla à personne. Ceux qui enquêtaient sur le standard GIF découvrirent que Netscape avait implémenté l’animation GIF et expliquèrent comment en créer88 Richard Koman, GIF Animation Studio: Animating Your Web Site, Sebastopol (CA), O’Reilly Media, 1996, p. 3.. »

Andrew Leonard raconta cette histoire dans l’éditorial de Web Review paru en février 1996. L’article est long, mais il est toujours accessible grâce à la Wayback Machine :
« La communauté Net ignorait tout de l’animation GIF, jusqu’à ce que Royal Frazier intervienne. Une nuit de décembre, alors qu’il s’amusait avec le shareware GIF Constructor Set, Frazier […] découvrit les possibilités d’animation de la spécification GIF89a. […] Les réactions furent ‹ extrêmement enthousiastes › raconte Frazier en riant. À tel point que Frazier dû se dépêcher de créer des sites miroir pour ses pages Web GIF89a, qui aux dernières nouvelles comptent 2  000 visites par jour, un nombre qui va toujours croissant99 Andrew Leonard, Grassroots Tech. Anatomy of Animation Explosion, 1996, http://b-o.fr/leonard. »

L’histoire cite également le GIF VRML , créé en décembre 1995 par Jim Race, non pas comme exemple d’un premier GIF, mais plutôt comme celui d’un GIF qui gagna en popularité et se répandit rapidement1010 Jim Race, VRML From HELL, commencé en 1995, http://b-o.fr/vrml. Il est curieux que cette image en particulier ait été annonciatrice du futur du Web, et l’histoire se poursuit vingt-cinq ans plus tard à l’avènement de la 3D et de la VR. Elle nous rappelle également le rôle accordé aux GIFs animés à cette époque, réceptacles d’un avenir multimédia, dont l’arrivée était jugée imminente1111 Voir : Olia Lialina, This May Take Up to 20 Seconds, http://b-o.fr/lialina.

Utilisateur curieux, Royal Frazier demeure relativement inconnu à ce jour, même si son élégant email.gif circule toujours. Il mérite pourtant que l’on se souvienne de lui comme l’artiste ayant prêché la bonne parole des GIFs, mais surtout comme le webmaster passionné de la première galerie de GIFs. Il raconte en pied de page :
« Cette galerie fut la première à présenter des animations GIF sur Internet, en janvier 1996. Elle sera toujours la plus vieille promotrice de l’animation GIF, l’ancêtre de toutes les autres. Le but était d’en démontrer les possibilités et de créditer les personnes ayant conçu les animations. Aujourd’hui encore, la plupart des collections d’animations GIF prétendent qu’elles font partie du domaine public alors que ce n’est pas le cas. Créditer les créateurs et établir des liens avec leurs sites était essentiel pour cette galerie. Ceci dit, elle était devenue obsolète et comportait beaucoup de liens morts. Elle est aujourd’hui fermée1212 Royal Frazier, GIF89a-Based Animation for the WWW, 1998, http://b-o.fr/frazier. »

En février 1996, alors que Netscape se mit au GIF, un lien vers la collection de Frazier était proposé sur la page d’assistance du navigateur, la citant comme une source primaire grâce à laquelle il était possible d’en savoir plus sur les GIFs animés1313 http://b-o.fr/animated-gifs. Il s’agit là encore d’une anecdote issue de cet Internet de la base (démocratique, horizontal, truffé d’hyperliens) du milieu des années 1990, lorsque les navigateurs renvoyaient vers des créateurs de pages Web, qui, à leur tour, listaient les moteurs de recherche et autres liens utiles.

Les collections de GIFs gratuits, d’arrière-plans, de sons et de scripts jouèrent un rôle crucial dans la croissance du Web. Permettez-moi de citer quelques légendes : Celine’s Original GIFs diffusait la production généreuse de la webdesigner autodidacte Celine Chamberlin qui déposa volontairement ses images dans le domaine public, laissant ainsi aux utilisateurs toute latitude pour les télécharger, les utiliser et/ou les modifier pour leur propre usage1414 Celine Chamberlin, Celine’s Original .gifs Index, http://b-o.fr/celine. Icon Bazaar se composait quant à elle d’images glanées sur Internet ou réalisées par Randy D. Ralph lui-même. En ses propres termes :
« Le statut des droits d’auteurs des images collectionnées est discutable. Pour autant que je sache, elles sont dans le domaine public. Utilisez-les à vos risques et périls1515 Randy D. Ralph, Icon Bazaar, http://b-o.fr/icon-bazaar. »

Les astrophysiciens et vétérans du cyberespace Lucy et Alan Richmond quittèrent la NASA pour fonder Stars.com, une bibliothèque virtuelle pour les développeurs Web, ou plutôt un portail qui indexait des liens pointant vers tout ce qui était nécessaire à la création d’un site Web multimédia1616 L’histoire de la création de Stars.com par Lucy et Alan Richmond est documentée sur http://b-o.fr/richmond. Aujourd’hui, ce site est une mine d’informations pour les historiens du Web. C’est sur Stars.com que j’ai découvert l’origine de l’image de « la Terre en rotation, hémisphère nord uniquement telle qu’elle serait vue depuis un vaisseau en orbite éloignée1717 http://b-o.fr/graphics » utilisée sur tant de pages des débuts d’Internet . Pouvez-vous aussi la retrouver ? La plupart des collections comprennent des images d’intérêt général. Aviation Animations, par exemple, compte un grand nombre de GIFs (« au moins 324 ») axés autour de sujets spécifiques1818 J. Self, Aviation Animation, http://b-o.fr/aviation-menu. La plupart d’entre eux n’existent plus depuis longtemps, mais certains ont été archivés et sont encore accessibles sur Archive.com. Une partie seulement des plus anciens est toujours en ligne (en novembre 2020) : vous pouvez tenter votre chance et vous rendre sur Karine’s GIF ART . Vous pouvez également vous plonger dans ce qui reste de la collection de Sonya Marvel, créée en 1996 et actuellement accessible sur Tripod. Sonya Marvel créait des ensembles, c’est-à-dire des combinaisons d’arrière-plans, de boutons, de puces et de filets plutôt que des images isolées . C’est déjà une autre étape de l’histoire du webdesign qui nécessiterait un essai à part entière, mais je tiens à le citer ici car certains éléments de sa collection sont toujours présents un peu partout sur le Web et sont utilisés indépendamment des ensembles et des agencements originaux.

L’archive GeoCities comporte de nombreuses pages créées dans le seul but d’archiver les GIFs et de permettre leur accès. Pour de nombreux webdesigners, « Mes GIFs » n’était qu’un élément parmi d’autres dans le menu de leur site. Difficile de dire s’ils avaient conçu les GIF de A à Z, réalisé l’animation, ou simplement compilé les images1919 Voir : Olia Lialina, All the Animations Were Mine. None of the Graphics Were, 2014, http://b-o.fr/lialina2. Voir également : « From My to Me », dans Olia Lialina, Turing Complete User : Resisting Alienation in Human Computer Interaction, arthistoricum.net, 2021, http://b-o.fr/mytome. Il me semble important de souligner ici que chaque page Web était une collection gratuite (ou pouvait du moins être perçue et utilisée comme telle). Créer une page Web signifiait automatiquement que l’on fournissait des éléments aux autres, de manière volontaire ou non ; grâce à l’architecture ouverte et modulaire des pages HTML. Il était ainsi possible de créer un GIF pour sa page d’accueil, et de le voir apparaître sur un autre site le lendemain, ou mieux, de le retrouver ailleurs vingt ans plus tard. Les fichiers GIF jouèrent un rôle primordial dans la propagation du modèle selon lequel il était possible de construire sa page Web à partir d’éléments empruntés à une autre. Pour comprendre, il faut brièvement oublier que le terme GIF renvoie aux GIFs animés.

Le Web des débuts était plein de GIFs statiques. Dans les années 1990, les développeurs et les utilisateurs étaient aussi enthousiasmés par la deuxième caractéristique magique des GIFs : leur transparence, c’est-à-dire le fait que « les images semblent flotter sur la page2020 Jason J. Manger, Netscape Navigator, New York, McGraw-Hill Osborne Media, 1995, p. 132. ». En 1998, Roy McKelvey traitait des fichiers GIF transparents dans le catalogue Hyper Graphics :
« C’est un outil fondamental pour atteindre une certaine complexité visuelle tout en conservant une taille de fichiers raisonnable. […] Le GIF89a permet la création de fichiers dont l’une des couleurs est mise en transparence… Il est ainsi possible de créer une relation complexe entre textes et images ou entre images et images sans avoir à traiter toute la page comme une seule immense image2121 Roy McKelvey, Hyper Graphics, Brighton, RotoVision SA, 1998, p. 54. . »

En 1996, dans son ouvrage Creating Killer Web Sites, David Siegel déclara que « les images transparentes correctement anticrénelées sont les composantes de base d’un site de troisième génération2222 David Siegel, Creating Killer Web Sites: The Art of Third-Generation Site Design, Indianapolis, Hayden Books, 1996, p. 52. » et encouragea les designers à en tirer profit. Mais il ne fut pas écouté. Dès 1997, les pages Web professionnelles s’étaient transformées en images Photoshop, découpées (ou non) en morceaux et réassemblées dans le navigateur2323 Le phénomène du « site Photoshop » fut évoqué pour la première fois dans le chapitre intitulé « Free Collections of Web Elements » dans Olia Lialina, A Vernacular Web, 2005, http://b-o.fr/lialina3. Il s’agissait d’une stratégie qui ne pouvait pas durer très longtemps, ces sites devant être complètement refondus à chaque fois qu’ils nécessitaient une mise à jour. Ceci dit, le webdesign était inéluctablement entraîné dans cette direction parce que les sites commençaient à devoir ressembler davantage à des produits de consommation qu’aux collections gratuites d’antan.

Certains GIFs sont statiques : il s’agit de numérisations, sauvegardées comme JPEGs et transformées en GIFs après-coup comme sailormoon.gif*  et scully.gif* . Ils sont intégrés à des montages, permettant aux auteurs d’expérimenter avec des papiers peints et des couleurs d’arrière-plan, de pouvoir en changer fréquemment et de créer de grandes images composites. Le tout, parce qu’en dépit des divergences sur les modèles de licences ; tantôt libres, linkware, shareware ou sous copyright avec la conviction que copier revient à voler ; il existait néanmoins un consensus autour de la question : « Combien de sites de fans de Sailor Moon et de Scully le cyberespace peut-il supporter ? » La réponse était unanime : une infinité.

Les images transparentes, aussi connues sous le nom de GIFs découpés ; qu’ils soient ou non animés ; circulaient facilement d’une page à l’autre. Les mêmes GIFs étaient présents sur des pages différentes et selon le contexte ; c’est-à-dire le contenu de la page et les éléments avec lesquels ils étaient associés ; leur sens s’en trouvait modifié. La célèbre figure de Peeman était généralement utilisée pour exprimer le dégoût ou le désaccord avec des sujets politiques, culturels, sportifs ou personnels. Ce même personnage pouvait représenter un pompier ou, lorsqu’il était utilisé seul, servait simplement de filet horizontal ayant toutes sortes de significations, du mâle alpha à « je plaisante2424 Voir les recherches et l’exposition intitulées What Did Peeman Pee On, http://b-o.fr/peeman ! » . Son utilisation était similaire à celle de Félix le Chat2525 De plus amples informations sur Félix sont à retrouver dans Dragan Espenschied, What Felix Stands For, 2011, http://b-o.fr/felix  : symbole de dépression, mais aussi de soulagement, ou même en remplacement de l’icône « en construction2626 Si vous n’êtes pas familier du « en construction » classique, visitez la collection de Jason Scott, « Please Be Patient— This Page Is Under Construction! », http://b-o.fr/underconstruction ».

Il existait un autre type de GIF transparent important, voire crucial, pour le webdesign, à savoir le pixel invisible ou clear GIF 2727 Pour plus d’informations au sujet des GIFs transparents, voir Trevor Owens, The Invention and Dissemination of the Transparent GIF : Traces in Web Archives, http://b-o.fr/owens. Voir également ma conférence « Transparency », donnée à Import Projects, Berlin, 2013, http://b-o.fr/lialina-talk. Ma collection de clear GIFs est conservée et entretenue par Evan Roth sur http://b-o.fr/clear-gif, qui pouvait être positionné entre deux éléments et étiré sur la largeur nécessaire pour créer un espace entre ces derniers. Il est facile d’oublier le rôle qu’a joué cette image dans le Web vernaculaire et l’impact de la multitude d’utilisateurs anonymes qui ont transformé les JPEGs en GIFs transparents.

Revenons au sujet de l’animation, et plus spécifiquement à celui du livre GIF Animation Studio. Dès la deuxième page, les auteurs exposent les cinq avantages majeurs du format, tel qu’ils les percevaient en 1996 :
Les utilisateurs n’ont pas besoin de logiciel particulier : nul besoin d’installer un plug-in, un navigateur qui supporte les animations GIF suffit2828 Richard Koman, op. cit., p. 2..
Format fichier standard : les GIFs « fixes » sont reconnus par tous les navigateurs. Même si le navigateur utilisé ne supporte pas les animations, il affichera la première frame et non un message d’erreur. Un message d’erreur en moins en ligne !
Facilité de création, du moins sur Macintosh : les auteurs se sentaient obligés de le préciser ; pour ma part, je peux attester que ce n’était pas si difficile, voire très amusant, de créer des GIFs sur Windows en 1996.
Technologie de streaming : pas besoin d’attendre que les fichiers complets se chargent sur l’écran ; dès qu’une image est chargée, elle est visible.
Ne pèse pas sur les serveurs Web : les animations GIF ne génèrent qu’une requête sur le serveur. Le navigateur s’occupe du reste.

Ces avantages peuvent sembler archaïques ou naïfs vingt-cinq ans plus tard, à une époque où les logiciels s’installent en tâche de fond et où nous « streamons » des vidéos live en continu sans même avoir conscience que les objets à l’écran mobilisent des fichiers de formats différents ; mais au fond, ils sont toujours d’actualité. Cette liste nous rappelle aussi que le navigateur Web est la seule scène sur laquelle les GIFs animés sont visibles ; il est le moteur qui les met en mouvement. En dehors du navigateur, les GIFs sont des plans sans instructions, des décors empilés en coulisses, pour filer la métaphore théâtrale. Le navigateur Web les donne à voir, compte les millisecondes entre chaque image et prend en charge la transparence et la répétition.

En tant qu’utilisatrice du Web et net artiste depuis vingt-cinq ans, je suis très attachée aux navigateurs, et j’en suis également très dépendante. Ils sont ma scène, mon studio, et ; puisque je suis aussi modèle GIF — le podium sur lequel je défile. J’ai peur de perdre cet environnement, de me retrouver confinée à une application dédiée aux GIF ou au Net art. Pourtant, lorsque j’observe la trajectoire mainstream du développement de logiciels, qui sont passés d’applications ouvertes et ambiguës à des formes fermées et dédiées à un seul usage, je vois ce jour venir. Afin de résister à ce futur, ou du moins le repousser, je crée intentionnellement des GIFs animés qui requièrent non seulement qu’un navigateur tourne en tâche de fond, mais dont la condition de lecture est le navigateur lui-même.

L’animation dans Summer2929 Olia Lialina, Summer, 2013, http://b-o.fr/summer, par exemple, nécessite que la barre de navigation soit visible ; Hosted3030 Olia Lialina, Hosted, 2020, http://b-o.fr/hosted dépend du fait que l’utilisateur ouvre d’autres onglets ; Self-Portrait3131 Olia Lialina, Self-Portrait, 2018, http://olia.lialina.work/ ne fonctionnera pas si vous n’avez pas trois navigateurs différents installés sur votre ordinateur ; Best Effort Network3232 Olia Lialina, Best Effort Network, 2015/2020, https://best.effort.network/ n’aura de sens que si plus d’une fenêtre de navigation est ouverte. En plus de cela, l’utilisation volontaire de barres de défilement peut être un moyen de prêter attention au navigateur. J’étais heureuse de voir qu’au cours du dernier semestre de mon séminaire « Get Out of the Loop », les étudiants avaient intégré le défilement dans les scripts de leurs animations3333 Voir : Marla Schneider, Broadway Scroll, 2020, http://b-o.fr/schneider Ainsi que Cora Lenz et Amelie Vogelmann, How Far Can You Go, 2020, http://b-o.fr/lenz-vogelmann. Vous pourriez également avoir envie de visiter Gravity de Dragan Espenschied, qui augmente le légendaire graphisme vernaculaire avec le mouvement de la scrollbar, en une forme d’hommage à l’un et à l’autre. Redimensionner dynamiquement les fenêtres pour animer des objets à l’écran est une autre tactique utilisée par les artistes ou développeurs pour souligner l’importance du navigateur, comme avec le Garmoshka3434 Art Polikarpov, Garmoshka, 2012, http://b-o.fr/garmoshka viral d’Artem Polikarpov ou le petit Ragepage3535 Fabien Mousse, Ragepage, 2011, http://b-o.fr/ragepage de Fabien Mousse. Dans Black Room , un jeu pour navigateur en forme d’hymne à la gloire du Web réalisé par Cassie McQuater, les joueurs doivent glisser le long du coin en bas à droite du navigateur pour découvrir les objets dans les salles.

Peut-être n’est-il pas trop tard ! Peut-être y a-t-il encore une possibilité de prolonger la vie des pages et des navigateurs Web. C’est ce que je pensais en 2005, lorsque je m’offris sous la forme de GIFs « parfaits » pour des pages Web, et que j’ajoutais danceol.gif , accordiol.gif et hulaol.gif à toutes les collections de GIFs gratuits qu’il me fût possible de contacter3636 Olia Lialina, Animated GIF Model, 2005, http://b-o.fr/agm
Par « parfait », j’entends un mouvement à la boucle parfaite et au découpage clair.
. Mon objectif était d’être utilisée sur des pages d’accueil personnelles, mais plus personne n’en créait et je me retrouvais sur des forums, sur Tumblr et Livejournal, ou sur les sites de petites entreprises dont les auteurs avaient ignoré les conseils des experts en utilisabilité et des évangélistes du webdesign, qui recommandent d’éviter à tout prix les GIFs animés3737 En 2012, lorsque Google introduisit sa fonction Recherche par images, je pus retrouver les forums, les posts et les pages Web qui utilisaient mon travail. Les résultats de ces recherches sont à retrouver dans Memoirs, disponible sous forme de playlist sur http://b-o.fr/memoirs1.

Le livre GIF Animation Studio représente une exception. On retrouve les jugements négatifs et arrogants, du type « plus il y a de GIFs animés sur une page, plus cette page est ringarde3838 Vincent Flanders et Michael Willis, Web Pages That Suck, Haboken, Sybex Inc., 1998, p. 87. », ou « l’animation pour l’animation est sans charme, agressive, non professionnelle3939 Jeffrey Zeldman, Taking Your Talent to the Web, Indianapolis, New Riders Publishing, 2001, p. 238.  » dans tous les manuels de webdesign conservés à la GeoCities Research Institute Library4040 Plus d’exemples dans Olia Lialina, GIFs, Animated GIFs and GIFs formerly known as Animated, 2014, http://b-o.fr/lialina4. Les GIFs étaient perçus comme un format inapproprié pour l’Internet propret et professionnel qui émergeait déjà au milieu des années 1990. À la fin de la décennie, ils avaient été balayés du Web. Ils revinrent à la mode à la fin des années 2000, partiellement en raison d’une plus grande attention portée au folklore numérique et au Web vernaculaire, principalement sous forme de « mini films ubiquitaires », qui, par ailleurs, n’étaient que le début de ce qui allait devenir la « filmification » généralisée du webdesign 4141 Tom Moody, IMG MGMT: Psychotronic GIFs, 2008, http://b-o.fr/moody : des extraits de films et d’émissions télévisées en boucle, des photographies et des peintures animées, des cartes de vœux étincelantes, toutes postées, incrustées ou envoyées en pièces jointes. Depuis, on retrouve les GIFs partout, et il n’existe pas de message qui ne puisse être transformé ou être communiqué par un GIF. Ils sont inévitables et indestructibles. Le GIF animé […] a prouvé sa résilience comme une sorte de format zombie : peu importe combien de fois il meurt, il continuera de renaître de ses cendres, de se renouveler et d’être diffusé 4242 Katrina Sluis, « As We May <Blink> », dans Olia Lialina : Net Artist, Dijon, Les Presses du Réel, 2020, p. 172..

En 2014, pour tenter d’interroger et de préserver leur histoire complexe, je commençai à constituer une frise chronologique des GIFs animés qui se divisa immédiatement en deux catégories : une officielle et une alternative. Ces timelines sont subjectives et formalistes ; elles sont un travail en cours qui demande à être commenté. Je conclurai cet article avec leurs liens : afin de boucler le texte, de renvoyer le lecteur vers le titre et d’expliquer ce que j’entends par mon incitation à distinguer les GIFs et ce que je suggère être ; non sans ironie  — des JPEGs animés.

Un JPEG animé est une image en mouvement, jouée en boucle, postée en ligne et parfois enregistrée sous la forme d’un fichier GIF . Deux animations virales, Le-Mepris.gif* et Mad-Men.gif* me permirent de réaliser qu’à partir du début des années 2010, la technique et surtout le rôle des GIFs avaient changé. L’animation était devenue plus importante que la transparence, le contenu et la structure étaient à présent narratifs et cinématiques. Mad-Men.gif a même une fin, même si la boucle est infinie. Ce sont clairement des références au cinéma et il n’y a manifestement aucun renvoi vers des éléments les côtoyant sur les pages où je les ai trouvés. Ces GIFs n’étaient pas des éléments constitutifs de la page Web et d’Internet, ils étaient autonomes. Les JPEGs animés s’étaient émancipés de la logique subjective des collections amateures. Ils étaient produits, collectionnés et enrichis par des métadonnées afin d’être optimisés pour la recherche par mots-clefs et le traçage des comportements utilisateurs, les transformant en acteurs précieux du capitalisme des plateformes. Ce n’est pas un hasard si Google a acheté Tenor en 20184343 Kathleen Chaykowski, « Google to Acquire Startup Tenor as Mobile GIF-Sharing Explodes », http://b-o.fr/chaykowski, et si Facebook a déboursé pas moins de 400 millions de dollars pour acquérir Giphy en 20204444 Comme l’écrit Mark Sullivan dans « The Real Reason Facebook Bought Giphy for $400 Million », 2020, http://b-o.fr/sullivan : « L’un des plus grands avantages pour Facebook dans cet accord concerne sans doute les données. Près de 50 % du trafic de Giphy venait déjà des applications Facebook. Mais maintenant, Facebook sait quels GIFs issus de Giphy sont partagés sur toutes les autres applications de la base de données de Giphy, y compris sur iMessage, Snapchat, Telegram et TikTok. ».

Les JPEGs animés de Mad Men et du Mépris pouvaient être sauvegardés, copiés et vus en dehors d’un navigateur. Techniquement, ils n’ont même pas besoin d’être des GIFs. En 2020, ils ne le sont même plus. Ce que nous appelons des GIFs sont aujourd’hui des fichiers vidéo .mp4 ou .webM. En effet, Imgur convertit « automagiquement » les GIFs téléchargés en vidéos depuis 2014. Instagram, Twitter et certains systèmes de gestion de contenus font la même chose des GIFs postés. Cette conversion ne change pas simplement la taille des fichiers, elle leur colle également des éléments d’interface, invitant les utilisateurs à « lancer » ou « mettre sur pause » les animations. De plus, étant donné que le codec vidéo h264 utilisé par les fichiers MP4 ne supporte pas la transparence, les pixels non opaques sont remplacés par une couleur unie ; la transparence appartient au passé.

La balise <meta> « description » de Giphy qualifie le site comme « la source numéro un pour les meilleurs et les derniers GIFs, ainsi que pour les stickers en ligne animés ». Le site est précisément défini par Wikipédia comme une plateforme de « courtes vidéos en boucle sans son qui ressemblent à des fichiers GIF animés4545 http://b-o.fr/giphy ». Bien que l’absence de son soit toujours une caractéristique des contenus Giphy, les GIFs sonores existent à présent. Ils sont apparus en 2013 sur Vine.com, un service qui proposait un format de boucle vidéo de six secondes, arrêté depuis 2017 et remplacé par TikTok, un réseau social plus complexe destiné au partage de boucles vidéo allant jusqu’à quinze secondes qui restent, dans l’esprit, toujours les mêmes « GIFs sonores ». Qui aurait pensé que cet aphorisme non intentionnel, qui avait donné lieu à un tourbillon de plaisanteries en 2011 (voir note 5), deviendrait un terme compréhensible et légitime en novembre 20204646 « Les GIFs modernes peuvent comporter de l’audio et ils sont souvent favorisés. Cette technologie est absolument nouvelle, et maintenant il est même possible d’ajouter de la musique aux fichiers GIFs », http://b-o.fr/filmora ? Il suffit d’observer que « GIFs sonores » est la catégorie la plus recherchée sur Gfycat.

Gfycat, la plus jeune des plateformes de partage de GIF (2015) stipule que sa mission est « d’améliorer l’expérience de visionnage des GIFs pour le XXIe siècle », ce qui implique la vidéo, le son et l’interaction, parmi bien d’autres choses. Les GIFs originaux ne possédaient aucune de ces caractéristiques. Comme il est judicieusement spécifié, toujours sur la page « À propos » de Gfycat : « Même par le biais de la vidéo, le GIF est toujours là. » Cette observation est appropriée, même si je la contredirai en précisant que ce n’est pas le GIF, mais plutôt la boucle qui est présente, et la mise en boucle n’est pas propre à la nature originale du GIF.

En somme, c’est pourquoi j’utilise et je défends le terme paradoxal, voire absurde de « JPEG animé ». J’espère pouvoir dévier l’attention des objets qui bougent, clignotent, scintillent et chantent en play-back sous nos yeux ébahis vers les processus qui les sous-tendent, à savoir l’aliénation des utilisateurs d’Internet par leur média même. Je continue d’espérer, non seulement le retour des GIFs, mais aussi qu’il sera de nouveau possible de les utiliser pour bâtir son petit coin de cyberespace.




* Ces GIFs n’ont pu être reproduits dans le présent numéro.