English

Irruptions cathodiquesL’habillage télévisuel en France de 1961 à 1992

Fleur Chevalier

« — Comment définiriez-vous la télévision ?
— Oh, c’est simplement de l’imprimé mobile11 Propos recueillis par Alan Jones vers 1985-1986, « Télévision : une interview d’Andy Warhol », Art Press, no 199, février 1995.. »

Andy Warhol

Fasciné par le pouvoir coercitif des médias de masse (mass media), Andy Warhol n’a jamais nourri l’illusion que la télévision pourrait être autre chose qu’une extension de la presse illustrée. D’abord retransmises sur le câble new-yorkais puis sur MTV, les séries d’émissions qu’il produisit de 1979 à 198722 Fashion, diffusée entre 1979 et 1980 sur Manhattan Cable TV, Channel 10 ; Andy Warhol’s TV, retransmise en deux saisons de 1980 à 1983 sur les chaînes Manhattan Cable TV, Channel 10, puis Madison Square Garden ; Andy Warhol’s Fifteen Minutes diffusée de 1985 à 1987 sur MTV. sont d’ailleurs toutes conçues dans le prolongement de sa revue Interview, créée en 1969. Pour l’artiste pop, il est moins question d’inventer un nouveau mode d’expression que de se fondre dans le moule ultra-normé de la télédistribution. Magazine, fiction, soap opera, publicité, informations, reportage, clip, talk show, variétés, etc. : la grille des programmes laisse peu de place aux créations qui ne correspondent pas aux codes de ces produits formatés. Hors de ces balises, les expérimentations visuelles sont globalement mal accueillies à la télévision, surtout lorsqu’elles portent atteinte à l’intégrité de la sacro-sainte image photoréaliste, garante de l’adhésion du public au spectacle médiatique. En France, jusque dans les années 1990, des brèches subsistent néanmoins au sein du paysage audiovisuel au creux desquelles les créateurs peuvent s’infiltrer, telles que les génériques, les interludes ou autres jingles ; ce que l’on appelle aujourd’hui « l’habillage ». Parce qu’ils ne proposent aucun « contenu », ces espaces ont dans un premier temps été négligés par les programmateurs avant d’être eux aussi verrouillés par l’idéologie promotionnelle, à mesure que l’identité visuelle devenait un enjeu commercial pour les chaînes.

L’identité visuelle en question

En 1974, le démantèlement de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) initie le basculement du réseau de télévision dans une économie concurrentielle à travers la création de trois sociétés de programmes : TF1, Antenne 2 (A2) et France Régions 3 (FR3). Soucieuses de se démarquer les unes des autres, les chaînes de télévision doivent plus que jamais songer à leur vitrine. La distinction dépend bien sûr des choix de programmation, mais aussi de l’habillage. C’est pourquoi, dès janvier 1975, Antenne 2 affiche un logo calligraphié par le peintre Georges Mathieu, et diffuse, en ouverture puis en clôture des émissions, un générique dessiné par Jean-Michel Folon . Suspendus dans l’apesanteur d’un ciel bleu constellé de pois multicolores, les hommes volants imaginés par Folon bénéficient d’un avantage : contrairement à TF1, A2 diffuse en couleurs.

Jusqu’en 1983, la troisième chaîne retransmet seulement trois à quatre heures de programmes par jour. La conception de son habillage est confiée à Gérard Marinelli dont le travail graphique est resté dans les mémoires grâce au succès du magazine Thalassa. Marinelli est en effet l’auteur de son célèbre générique33 Tony Côme et Charles Villa, « Looking for Marinelli, pionnier français du générique télé », Strabic, 7 janvier 2019, http://b-o.fr/come-villa  : une procession métamorphique de coquillages, scaphandres, roses des vents et autres emblèmes du monde marin dessinés à la main et animés en un apaisant morphing à l’aide d’un ordinateur de l’armée anglaise. Le résultat est sobre et efficace, à l’image du logo bleu blanc noir de la chaîne inscrit dans la rétine hexagonale d’un œil au cerne épais. L’austérité de cet œil, dont l’hexagone central signale l’ancrage territorial de FR3, se démarque complètement des yeux psychédéliques dessinés par Catherine Chaillet pour TF1 , dont les orbes colorés s’entrelacent en un unique point de mire pour annoncer la transmission du JT. En vérité, TF1 traîne une image vieillotte et conventionnelle qu’il est urgent de dépoussiérer pour faire face au dynamisme d’Antenne 2. Tout en rondeurs, le logo de lettres emboîtées imaginé par Chaillet bouscule par son ludisme la respectabilité de la première chaîne historique.

Si la question de l’identité visuelle des chaînes françaises est désormais posée, il faut toutefois attendre l’entrée des générateurs d’effets numériques dans les studios pour voir s’accélérer la mutation du paysage télévisuel. TF1 a déjà investi dans les images de synthèse américaines lors de son passage à la couleur en 1976 , mais le mouvement est véritablement enclenché dans la première moitié des années 1980. En 1983, un ballet cosmique de figures géométriques balaye du ciel d’Antenne 2 les paisibles hommes volants de Folon. Les chaînes cherchent à actualiser leur communication. La modernisation des équipements n’est pas seule en cause. La loi de 1982 sur la communication audiovisuelle a mis fin au monopole de l’État, enflammant les rivalités entre les sociétés de programmes. Le recours à la publicité s’avère crucial pour financer la réalisation des nouvelles émissions qui alimenteront le nombre grandissant d’heures d’antenne sur les trois chaînes. L’extension du temps accordé à la publicité légitime le diktat de l’audience dont la mesure, capitale pour les annonceurs, attise précisément la compétition entre TF1 et Antenne 2. Qui plus est, les chaînes publiques devront faire face au lancement d’une quatrième chaîne dont la création est annoncée dès 1982. Il s’agit de Canal+, une chaîne privée et payante dont la survie dépendra de sa capacité à attirer les abonnés.

À son démarrage en 1984, Canal+ n’a pas la trésorerie pour s’engouffrer dans la brèche des « nouvelles images44 Sur le sujet et l’histoire de ce terme en France, voir la thèse de Cécile Welker, La fabrique des « nouvelles images » : l’émergence des images de synthèse en France dans la création audiovisuelle (1968-1989), sous la direction de Bruno Nassim Aboudrar, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (École doctorale Arts et Médias – Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel), 2015, accessible sur le portail TEL, http://b-o.fr/welker ». Alors que TF1 joue la carte futuriste avec son logo réactualisé en bleu électrique lamellisé façon store métallique, la chaîne payante en appelle aux avant-gardes historiques du design graphique à travers une charte élaborée par le graphiste Étienne Robial55 Voir « Merci, monsieur Adobe ! », entretien avec Étienne Robial, Back Office #1 « Faire avec », 2017, p. 50-65. sur la base de l’interaction entre la lettre, le fond noir et le rythme d’affichage. Que ce soit par le biais de certaines typographies ou de l’ellipse hypnotique qui plane sur les annonces, la couleur vient réveiller un habillage66 Voir le montage de Valentin Socha, Derrière le plus ; l’histoire de l’habillage de Canal+, http://b-o.fr/socha globalement pensé sur la tension entre le noir et le blanc. L’enjeu est non seulement de bâtir une identité visuelle reconnaissable, mais aussi de pouvoir la décliner sur tous supports ; de l’écran à l’imprimé en passant par la signalétique des bureaux de la firme. Ainsi, Robial reprend l’idée, déjà explorée dans le premier générique du magazine Les Enfants du rock (1982) , du carton77 Le terme est délibérément emprunté au cinéma muet. animé de caractères typographiques, dont la police est cette fois choisie selon le contenu des créneaux horaires (cinéma, sport, jeunesse, etc.) . Pour la confection de ses alphabets, Robial n’hésite pas à puiser du côté de la communication visuelle des années 1920, en reprenant par exemple la typographie des pots de confitures Lenzburg (1928) pour l’encart dédié aux magazines88 Voir Étienne Robial, Marie-Pierre Guiard, CANAL+ : image graphique et identité visuelle, Paris, Canal+, 2001, p. 207.. Quant au logo de Canal+, l’adoption du caractère Futura conçu par Paul Renner témoigne d’un désir de lisibilité accru par la cohérence du système élaboré par Robial. Soulignés de deux bandeaux étroits dans lesquels s’inscrit ou non le logo, les écrans se lisent comme les gros titres de la presse. L’homogénéité d’un tel système détonne dans le paysage télévisuel, car, comme le rappelle pertinemment la journaliste Marie-Pierre Guiard, « aucune chaîne de télévision française ne s’[est] encore penchée sur le problème d’une image unifiée et cohérente99 Marie-Pierre Guiard citée dans CANAL+ : image graphique et identité visuelle, ibid., p. 21.. » Bien que les logos, jingles, indicatifs et autres génériques cristallisent alors l’attention, les chaînes publiques n’ont pas encore véritablement uniformisé leurs habillages. La force de Robial est d’avoir réfléchi en termes de mise en page :
« Je structure ça comme un livre : le truc du début c’est la couverture du livre, le sommaire c’est la présentation, et après ça […] on hiérarchise les lettres, les informations1010 « Étienne Robial, donation de l’ensemble du processus de création de l’identité visuelle de Canal+, 1984-2009 », série d’entretiens avec Étienne Robial produite par le Cnap, mise en ligne sur YouTube le 4 novembre 2019, http://b-o.fr/robial. »

L’écran : une page électronique

Étienne Robial n’est pas le premier à avoir eu l’intuition de la « page électronique ». C’est d’ailleurs dans cette voie que le réalisateur Jean-Christophe Averty a commencé à explorer les possibilités de l’incrustation. Dès la fin des années 1950, pour habiller des émissions sur le jazz, il exploite le premier truqueur de Radio-Industrie (mis au point en 1958) qui permet d’ouvrir des volets afin d’incruster en luminance sur l’image1111 Voir Anne-Marie Duguet, Jean-Christophe Averty, Paris, Dis-voir, 1991, p. 77.. Averty est aujourd’hui bien connu pour avoir scandalisé la bourgeoisie française en passant un bébé en celluloïd à la moulinette au cours d’un numéro des Raisins verts (1963-1964), une émission qui visait à étendre l’irrévérence du journal satirique Hara-Kiri à la télévision. Imprégnées par l’esprit dada et le surréalisme, ses dramatiques adaptées de la littérature française ou étrangère ont surpris ; sinon heurté ; les téléspectateurs. D’Ubu Roi  aux Mamelles de Tirésias 1212 Jean-Christophe Averty, Les Mamelles de Tirésias, 1982, 57 min, couleur, son, TF1, diffusé le 24 juin 1982 à 21 h 10. en passant par Le Songe d’une nuit d’été 1313 Jean-Christophe Averty, Le Songe d’une nuit d’été, 1969, 2 h 20, couleur, son, 2e chaîne, diffusé le 25 décembre 1969 à 21 h 11., ses pièces télévisuelles se démarquaient notamment par leur forme, parfois comparable à celle de l’enluminure, où l’écran transformé en page accueillait aussi bien du texte que des silhouettes devenues signes. Expert dans la mise en page des incrustations, Averty proposait aux téléspectateurs une image foisonnante, proche du collage, radicalement opposée au standard du réalisme photographique qui domine toujours le cinéma commercial ou à l’esthétique du théâtre filmé qui orientait encore la dramatique au début des années 1970 (avant la prolifération des séries télé). Le réalisateur justifiait ainsi son goût pour le graphisme en bidimension :
« avec l’image électronique, on est beaucoup plus près de l’imprimerie en trichromie ou en quadri que du cinéma1414 Jean-Christophe Averty dans « Averty se confie à Jérôme Diamant-Berger », Vidéo News, mars/avril 1981, p. 46-49, coupure retrouvée dans les archives de l’Inathèque.. »

Dans les années 1960, Averty met ses principes en application dans le champ des variétés. En 1965, dans son premier show dédié à Yves Montand intitulé Happy New Yves1515 Jean-Christophe Averty, Happy New Yves, 1964, 46 min, noir et blanc, son, ORTF, 1re chaîne, diffusé le 1er janvier 1965 à 20 h 25., Averty s’adonne déjà au collage de prises de vues en substituant à la tête du chanteur une assiette puis un trognon de pomme. Dès lors, l’incrustation permet à Averty de traiter l’audiovisuel comme de l’imprimé. Sans pour autant renoncer à travailler sur le dialogue entre le cadrage et les décors, souvent réduits à quelques objets propices à des jeux optiques exaltés par les puissants contrastes du noir et blanc, le réalisateur introduit bientôt graphismes, estampes et reproductions d’œuvres d’art dans ses compositions visuelles. En 1967, dans Ça c’est Claude François1616 Jean-Christophe Averty, Ça c’est Claude François, 1967, 1 h 03, noir et blanc, son, ORTF, 1re chaîne, diffusé le 27 mai 1967 à 21 h., Averty détourne ainsi une image d’Épinal, les Degrés des âges de 1815, afin d’illustrer la chanson Toute la vie interprétée par Claude François. Durant l’intégralité du morceau, le visage du chanteur se détache en gros plan dans un disque incrusté sur l’image de l’estampe découpée en lamelles verticales. À mesure que l’arrière-plan défile, on remarque qu’une lamelle sur deux révèle l’estampe puis son négatif solarisé1717 La solarisation consiste à inverser les valeurs lumineuses d’une image. C’est une pratique ancienne que Man Ray a beaucoup exploitée dans le domaine de la photographie argentique.. Certains clins d’œil trahissent aussi l’humour grinçant du réalisateur, tel ce passage où, lorsque l’idole des jeunes s’époumone « oui, je voudrais bien me marier, mais tout connaître avant », Averty capture sa silhouette sur la première page vierge des Œuvres complètes du Marquis de Sade.

L’incrustation permet à Averty de s’émanciper un peu plus du plateau de tournage pour pousser plus loin ses expériences graphiques. Miniaturisés à loisir par le réalisateur, les humains peuvent désormais cohabiter sans effort sur une même page. Avec l’arrivée de la couleur, les effets cinétiques, le dessin et les aplats tape-à-l’œil s’invitent massivement dans les compositions d’Averty. En témoignent les nombreux clips musicaux réalisés spécialement pour le magazine Au risque de vous plaire (1966-1973) qui présente les derniers tubes à la mode entrecoupés de sketches absurdes. Coutumier de la citation, Averty emprunte volontiers ses motifs à d’autres artistes, des Nanas exubérantes de Niki de Saint Phalle au bœuf énigmatique dessiné par Leonetto Cappiello pour l’affiche du « bouillon Kub » (1931)  ; dont l’invocation résonne d’ailleurs comme une apologie cathodique du multiple artistique.

Le moniteur : une boîte lumineuse

Averty était loin de faire l’unanimité auprès des directeurs de chaînes. Cependant, de tous les premiers expérimentateurs de la télévision française, c’est lui qui a bénéficié de la plus grande visibilité. D’autres artistes ont pourtant rêvé de faire de la télévision leur laboratoire de recherche, comme Nicolas Schöffer, qui souhaitait profiter de la redondance des programmes pour caler dans la grille un interlude de Préparation au sommeil  . Chaque soir, à la fermeture de l’antenne, un visage de mannequin nimbé d’ondes roses bleutées aurait dû aider les téléspectateurs à sombrer dans les bras de Morphée. Achevé en 1967, le pilote n’a jamais été diffusé. Quelques années auparavant, Schöffer s’était également essayé à l’habillage de variétés. En 1961, le président de la RTF avait en effet commandé au sculpteur un programme consistant à mettre en scène des images abstraites obtenues grâce au Luminoscope, un appareil inventé par l’artiste qui produisait ses propres effets lumineux et colorés à l’aide de sculptures mobiles animées par des moteurs. L’engin se présentait comme une boîte dotée d’une face translucide, écran transparent voué à recevoir les compositions lumineuses et cinétiques générées par le mécanisme interne. Intitulé Variations Luminodynamiques1818 Nicolas Schöffer, Jean Kerchbron, Variations Luminodynamiques, 1961, 9 min 56 s, noir et blanc, son, RTF, diffusé le 25 octobre 1961 à 21 h 10, http://b-o.fr/variations , le programme définitif combinait les images du ballet lumineux filmé sur l’écran du Luminoscope avec d’autres prises de vues. Les transmissions étant alors en noir et blanc, et seul le light show produit par le Luminoscope a pu être apprécié par les téléspectateurs.

Pour Schöffer, au contraire d’Averty, l’écran du moniteur n’est pas une page électronique, mais une fenêtre ouverte sur un horizon d’énergies lumineuses dont l’artiste doit apprendre à maîtriser les effets. À juste titre, car le fonctionnement d’un téléviseur analogique se rapproche plutôt de celui d’une boîte lumineuse : techniquement, l’image cathodique est le produit d’un bombardement d’électrons qui viennent imprimer leur lumière sur des luminophores, au revers de l’écran. Les artistes qui se livrent aux expérimentations électroniques découvrent ainsi la plasticité d’une image dont le potentiel métamorphique est immense dans la mesure où il suffit d’intervenir sur le signal pour voir l’image se transformer en direct. La bande-annonce d’Antenne 2 réalisée par Peter Foldès en 1975 rend bien compte de cette fascination pour la ductilité du médium électronique. Le logo de la chaîne y apparaît tour à tour net ou distordu, comme avalé puis repoussé par les vagues générées par le magma de couleurs psychédéliques tourbillonnant à l’arrière-plan1919 Les similitudes de ce spot avec certains passages de son dessin animé vidéographique Narcissus/Écho (1971) laissent supposer que Foldès a réalisé la bande-annonce à l’aide de l’ordinateur de la Computer Image Corporation en Angleterre, en particulier pour l’animation de la typographie. http://b-o.fr/foldes .

Peintre et cinéaste, Foldès a réalisé ses premiers essais vidéographiques en 1967, au sein du Service de la Recherche de l’ORTF. Créé par le compositeur Pierre Schaeffer en 1959, le Service ouvrait ses portes à des protagonistes aux profils divers ; musiciens, techniciens, plasticiens, etc. ; qui travaillaient chacun sous l’égide de plusieurs groupes dont le Groupe de Recherche Image (GRI), spécifiquement dédié à l’expérimentation audiovisuelle. C’est dans ce cadre que Foldès a conçu ses premières œuvres synesthésiques vouées à explorer les interactions entre la danse et les effets électroniques. En 1968, l’une de ses vidéos nommée Epatozoïdes a servi d’interlude sur la première chaîne. Pour réaliser cet opus essentiellement abstrait, Foldès a mis au point un procédé consistant à introduire un signal sonore dans le tube cathodique. En d’autres termes, les motifs graphiques oscillant à l’écran ont été générés par les vibrations de deux guitares qui jouent une mélodie de Giorgos Zambetas2020 Précisons toutefois, comme le note Grégoire Quenault dans sa thèse, que « si les formes électroniques sont effectivement une transcription visuelle de la musique, il ne s’agit pas de sa matérialisation visuelle continue […]. Le ‹ film › est de toute évidence le fruit d’un travail de montage […] de moments sélectionnés. », Reconsidération de l’histoire de l’art vidéo à partir de ses débuts méconnus en France entre 1957 et 1974, sous la direction de Claudine Eizykman, Université Paris 8 (École doctorale d’Esthétique, Sciences et Technologie des Arts), 2005, p. 411.. Alternativement irradiés de noir ou de blanc, ellipses et losanges palpitent, éclatant en rangées de sinusoïdes contrastées dont la brillance chatouille la rétine, à la manière des cascades noires et blanches peintes dans les années 1960 par Bridget Riley. L’art optique n’est pas loin.

D’autres essais vidéographiques ont été menés au sein du GRI, restés pour la plupart confidentiels. En 1968, le technicien Michel Davaud a lui aussi réalisé des interludes2121 Interlude I, II, et III, 1968, vidéo, 4 min 9 s, 3 min 25 s et 4 min 9 s, noir et blanc, son.. Ses investigations portaient notamment sur la musique, à travers la déconstruction des gestes d’un batteur et d’un violoniste soumis à diverses manipulations électroniques comme le feedback2222 Équivalent à un larsen, le feedback correspond à la réflexion d’un signal électrique entraînant notamment la fuite en perspective de l’image. Ce phénomène est immédiatement visible lorsqu’on pointe l’objectif d’une caméra vers l’écran d’un moniteur à tube cathodique.. Ne correspondant à aucun format de programme existant (dramatique, variétés, documentaire, etc.), les exercices visuels produits par les chercheurs du GRI pouvaient difficilement trouver un débouché en dehors des interludes. N’importe quel fragment d’une œuvre abstraite pouvait ainsi servir de tampon entre deux programmes… Quoique, les interludes de Davaud n’ont, semble-t-il, jamais été diffusés. Outre la bizarrerie de ces produits résolument étrangers à toute ambition narrative ou discursive dans un circuit tel que la télévision, la faible définition de l’image électronique a toujours rebuté des professionnels complexés par la comparaison avec l’industrie du film. C’est pourquoi les artistes désireux d’explorer le potentiel plastique du médium se sont trouvés constamment écartés de l’antenne par les fervents partisans d’une orthodoxie audiovisuelle nourrie par le culte de la vraisemblance.

Contre toute attente, de nouvelles opportunités se présentent au début des années 1980, au moment où les chaînes se lancent sans réserve dans la lutte pour l’audimat et cherchent du sang neuf, tant au niveau du contenu des programmes que de leur habillage. Dans ce contexte, le vidéaste Hervé Nisic reçoit une commande pour le générique de Moi Je (1982-1987), un nouveau magazine de société produit par Antenne 2. Afin de renforcer l’attractivité de ce générique, Nisic prend justement le risque de miser sur les caractéristiques bien particulières de l’image électronique : la pulvérulence des électrons et les pulsations électroniques. Suivant le rythme des percussions, le titre de l’émission s’affiche en capitales sur des réseaux de trames grésillantes, à mille lieues des standards léchés de l’industrie audiovisuelle. Ombres chinoises et fragments de corps se répondent d’un tesson de plan à un autre, laissant finalement les téléspectateurs affronter le regard froid d’un visage solarisé de bleu en plein écran. Fort de ce succès, le vidéaste réalisera ensuite le générique de Psy-show, un proto-reality show lancé en 1983 sur Antenne 2. Cette fois, Nisic travaille sur le feedback et les colorisations pour creuser l’image en créant des effets de vagues et de traînées autour de deux visages, masculin et féminin, à tel point que les électrons semblent presque avoir été brossés au pinceau.

En 1984, ces essais débouchent sur la conception d’un habillage entier2323 Faute de disposer d’une carte officielle de réalisateur, Hervé Nisic n’a contribué qu’à la conception des deux premières émissions dans leur entièreté. Les suivantes ont été réalisées dans le même esprit par Olivier Bressy puis Philippe Nickel. pour le magazine D’Amour et de Kriss sur FR3. La figure de l’animatrice y est volontiers collée sur des fonds graphiques, matrices animées de zébrures électroniques, de surimpressions, d’ondes ou de forêts de motifs multipliés en feedback. Pour composer l’arrière-plan du générique, Nisic a par exemple associé des feedbacks à trames fines à des parallélépipèdes obtenus au Spectron, un synthétiseur anglais capable de générer des effets de trames et des matrices géométriques. Le vidéaste ne recule pas devant les effets matiéristes qui effraient tant les promoteurs de la neutralité audiovisuelle.

L’image pulsatile

Dans la première moitié des années 1980, l’ouverture des producteurs à de telles excentricités doit beaucoup à l’ascendant de l’industrie musicale. La vogue du clip déferle à la télévision, alors qu’en 1981 la chaîne américaine MTV vient tout juste d’inaugurer son antenne sur le câble. Musique et vidéo font bon ménage, formant un appel d’air sur des chaînes désormais plus promptes à tolérer les excès audiovisuels.

Quelques émissions spécialisées dans la culture pop se penchent sur la production marginale des artistes vidéastes. C’est tout particulièrement le cas du magazine Haute Tension (1982-1984), diffusé sur Antenne 2 au sein du programme musical Les Enfants du rock. Spécifiquement dédié à l’underground punk et new wave, le créneau est piloté par une équipe de programmateurs biberonnés au petit écran, au rock et à la bande dessinée. Codirecteurs de l’émission, Alain Burosse, Bertrand Mérino-Péris et Michel Eli prennent ainsi la liberté d’inviter l’artiste Laurie Anderson à performer en studio, ou bien de retransmettre entre les clips des extraits de bandes réalisées par de jeunes vidéastes. Modifié à chaque numéro, le générique est réalisé à partir d’un portrait noir et blanc pris en Polaroid sur la tombe d’un jeune garçon . Le visage grave de l’enfant au regard pénétrant est ainsi soumis à divers traitements électroniques : balafre au feedback, transformation en clavier tactile, application de rouge à lèvres, incrustation de hiéroglyphes, etc.

Devenu directeur du département des programmes courts de Canal+, Alain Burosse s’attachera ensuite à défendre les objets audiovisuels hors normes sur la chaîne payante à travers la diffusion d’œuvres originales et la production de magazines dédiés à la création vidéo, tels qu’Avance sur image (1988-1989) . L’artiste Patrick De Geetere ; qui enchaîne alors les collaborations avec les membres du groupe Tuxedomoon ; a d’ailleurs réalisé le générique de cette émission dans lequel on voit flotter sur fond noir un cube assemblé de séquences extraites de ses bandes expérimentales. Ce cube est assemblé à l’ADO (Ampex Digital Optics), une gamme de générateurs d’effets numériques développée par Ampex permettant de manipuler des images bidimensionnelles en 3D ; les faire pivoter dans le fond, les coller sur les faces d’un cube ; de sorte qu’un plan cinématographique puisse être traité comme un plan géométrique . L’outil séduit nombre d’émules à son apparition, parmi lesquels Marc Caro qui l’exploite dans ses premières vidéos.

Véro Goyaud et Jérôme Lefdup utiliseront aussi l’ADO pour façonner les jingles de TV6 en tirant parti de la capacité du générateur à ouvrir des volets en profondeur dans la perspective de l’écran. En l’occurrence, sur un plan d’eau filmé en prises de vues réelles, les vidéastes ont creusé deux plongeoirs en haut et en bas de l’image, sur lesquels d’autres séquences viennent s’incruster . Ces séquences sonores ; des cris de volaille, l’aboiement d’un chien ou l’éclat d’un plongeon ; sont elles-mêmes « samplées » en rythme. Porté par l’essor commercial du clip2424 Dans la foulée, le clip musical fera aussi l’objet d’expositions dans les grands musées parisiens, comme Paysage du clip, ouverte en entrée libre au sous-sol du Centre Pompidou du 2 octobre au 11 novembre 1985, ou New Video Music USA, tenue au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en juin 1985. Sur le sujet, voir Marie Vicet, « Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007) », exPosition, no 3, 2017, http://b-o.fr/vicet, l’exercice du mixage audiovisuel est typique du duo de vidéastes qui applique pour la première fois la recette à une bande-annonce de télévision. La situation s’y prête puisqu’à sa création, suivant le modèle de la radio NRJ, TV6 se propose de cibler un public jeune à travers une programmation principalement musicale.

Si Jérôme Lefdup est peut-être le vidéaste français qui a le mieux saisi la part d’hystérie dans la frénésie du spectacle médiatique, c’est sans doute Éric Coignoux qui a le plus pertinemment capté l’agressivité latente du bombardement cathodique. Encore étudiant, Coignoux a attiré l’attention des programmateurs dès la présentation de sa première bande Trashdance2525 Trashdance, 1990, vidéo, 2 min 27 s, couleur, son, diffusé sur Canal+ et MTV Europe. dans les festivals. Au début des années 1990, les premières œuvres du vidéaste se distinguent par la brutalité de leur montage dont la rythmique coup de poing caractérise un fort penchant pour l’humour punk et l’apostrophe oculaire. En 1992, la chaîne Arte lui commande deux jingles, Humor  et Coup de cœur , qui synthétisent les tendances du travail de Coignoux alors partagé entre la confection d’images composites alliant prise de vues en vidéo légère et infographie, et l’animation de ses propres dessins dans un style inspiré par la figuration libre. Dans les deux cas, l’artiste façonne ses vidéos image par image en utilisant la Paintbox du studio de postproduction Mikros Image où il exerce en tant que graphiste.

À l’époque, la Paintbox développée par Quantel est la plus onéreuse des palettes graphiques, mais aussi la plus luxueuse, dotée d’une palette de seize millions de couleurs. L’appareil permet à Coignoux de retraiter ses dessins et de coloriser ses séquences d’images ensuite mélangées puis animées au Harry2626 Le Harry permettait d’animer les images traitées à la Paintbox en mélangeant les séquences enregistrées dans sa mémoire, où l’on pouvait stocker moins d’une minute de rushes (selon la densité des images générées). Pour vider la mémoire, il fallait enregistrer les séquences sur cassette vidéo., un générateur numérique ultraperformant dont la capacité de mémoire s’avère toutefois contraignante puisque le vidéaste ne peut travailler sur des séquences de plus de douze images par seconde. Ce rythme syncopé, si caractéristique de la première production de Coignoux, tire en effet parti d’une contrainte technique déjà éprouvée lorsque le vidéaste s’attelait à la réalisation de Trashdance sur son micro-ordinateur Amiga, à savoir la faible capacité des premières mémoires numériques2727 Trashdance a été entièrement réalisé sur un micro-ordinateur Amiga dont la mémoire de base n’était pas assez puissante pour animer des séquences de plus de cinq images par seconde. Contrairement au Mac de l’époque, qui était encore en noir et blanc, l’Amiga permettait cependant d’animer des images en couleur à l’aide d’une palette de trente-deux couleurs..

Quelle liberté pour les créateurs ?

Aujourd’hui remplacées par des logiciels comme Adobe Photoshop (1990) ou Adobe After Effects2828 Voir dans ce numéro : Lev Manovich, « After Effects, ou la révolution de velours ». (1993), des machines telles que la Paintbox ou le Harry n’étaient alors accessibles que dans les studios de postproduction. Leur utilisation se monnayait à des tarifs horaires prohibitifs de sorte que les artistes pouvaient rarement s’en servir, à moins d’être produits par une chaîne de télévision ou de bénéficier d’une bourse. Une autre option consistait à squatter ces studios en dehors des horaires de travail des techniciens. Cette solution précaire a eu la faveur de plusieurs vidéastes comme Kiki Picasso, qui a un temps disposé d’une clef pour s’exercer chez Riff le week-end.

Dès 1984, l’ancien membre du collectif Bazooka s’est découvert une passion durable pour les palettes graphiques, l’amenant à traquer toutes les occasions d’approcher une Paintbox. Par chance, les portes d’Antenne 2 s’ouvrent à l’artiste en 1986, au moment où les producteurs Tim Newman et Dominique Cantien lui proposent de réaliser des spots pour un programme de variétés baptisé C’est encore mieux l’après-midi (1985-1987). La commande est précise : il s’agit de réaliser un jingle « Provoc » par semaine dans la veine pop et agressive qui avait déjà contribué au succès graphique de Bazooka dans le journal Libération (1977-1978). Très à l’aise dans ce registre, Kiki Picasso s’exécute sans ambages en détournant des images qu’il graffite, farde et retraite grâce à la Paintbox de la chaîne, dans un style visuel pétaradant pétri de références aux avant-gardes russes et au pop art. Ce goût pour le pastiche appuie avec ironie la portée satirique des spots qui oscillent entre le ludisme, la menace et la lénification, à l’exemple du feu d’artifice de couleurs fluo tiré en l’honneur de Charles Pasqua, dont la figure providentielle remaquillée au spray électronique confère à l’apothéose des allures carnavalesques. Durant cette période où il commente l’actualité à sa manière, le vidéaste ne se prive d’ailleurs pas de piller les documents bruts envoyés sur cassettes par les journalistes :
« Je passe ma nuit dans les couloirs à récupérer les EVN des JT ! Les EVN, ce sont les […] images brutes que les journalistes vont pouvoir utiliser […] Ça arrive par des canaux satellites très souvent, c’est enregistré sur des bandes, utilisé et jeté tout de suite. Quand je me baladais la nuit dans Antenne 2, il y avait des mètres cubes de cassettes d’EVN ! Ça fait partie de mes sources de documentation2929 Citation tirée d’un entretien mené avec Christian Chapiron, alias Kiki Picasso, le 19 avril 2012 à Paris.. »

Faute de satisfaire son fantasme d’intervenir au journal télévisé de 20 heures, Kiki Picasso a conçu plusieurs clips, spots et habillages avant de fonder en 1988 sa propre société de production, la bien nommée Art Force Industrie, dont la mission consistera à prouver qu’à la télévision, « l’Art est viable tout simplement » et qu’« il n’y a pas de raison de toujours faire de la soupe ; de toujours faire de la neutralité3030 Kiki Picasso, propos recueillis par Thierry Defert et Jean-Baptiste Touchard, « Kiki Picasso. Art Force Industrie : ‹ Liberté totale, l’Art est viable…  », Pixel, le magazine des nouvelles images, no 2, novembre/décembre 1988, p. 53.. » Le studio doté d’un équipement complet (Paintbox, Harry, enregistrement Betacam, banc de montage, ordinateur Amiga, etc.) permettra à Kiki Picasso de réaliser l’habillage du magazine estival 40° à l’ombre de la 3 dans un style friand de stimuli visuels, certes moins tapageur que les jingles « Provoc », plus décoratif, mais toujours aussi baroque. Le vidéaste va même jusqu’à signer le générique au stylet électronique, un geste rarissime dans le contexte de la télédistribution qui apparaît comme un pied de nez à la frilosité coutumière des chaînes. Plus encore, c’est le statut d’artiste qui est questionné à travers ce refus manifeste d’être confondu avec un technicien assujetti à la commande.

Précisons qu’à une époque où l’on s’interroge sur la possibilité de se servir de l’ordinateur à des fins artistiques, la Paintbox a d’autant plus de succès qu’elle fait figure de réponse à tous les détracteurs des technologies électroniques en ramenant la main et tout son cortège de gestes au cœur de la création vidéo ; signature comprise. Grâce à la possibilité offerte par la machine de donner à observer le geste de l’artiste comme en direct3131 La Paintbox était dotée d’une tablette constituée d’un réseau de capteurs destinés à détecter les positions successives de la pointe du stylet, lui-même sensible à la pression de la main. La figure tracée sur la tablette pouvait ainsi être affichée sur l’écran d’un ordinateur. Ce système permettait de redessiner sur l’image produite et de gérer les couches enregistrées en direct, de modifier l’image dans la profondeur, point par point, en changeant seulement une donnée ; grosseur du trait, changement de couleur, etc. Attention toutefois : le travail sur une Paintbox de l’époque n’était pas aussi fluide que sur une palette graphique actuelle., la figure tutélaire du peintre peut désormais revenir sur le devant de la scène, charriant derrière elle le mythe de sa singularité. En 1988, l’argument séduit justement Canal+ qui commande une série d’interludes à Roberto Matta, profitant de l’accueil du peintre chilien dans les studios de Mikros afin d’expérimenter sur la machine3232 Dans le cadre de ses investigations, Roberto Matta a bénéficié de l’assistance de Christian Janicot, technicien et futur directeur artistique de Mikros..

Depuis 1985, l’expérimentation audiovisuelle à la télévision décline à mesure que l’État privatise le réseau de télédistribution. En 1986, une autre chaîne fut lancée peu de temps avant TV6 ; il s’agissait de La Cinq, dont la politique racoleuse inquiètait. Menée par les P.D.G. Jérôme Seydoux, Jean Riboud et Silvio Berlusconi, la chaîne « interrompt ses programmes toutes les vingt minutes pour diffuser des écrans publicitaires, remplit sa grille de séries américaines et de variétés au goût douteux, puisées directement dans le catalogue de la Fininvest de Berlusconi, et offre des salaires mirobolants aux journalistes et animateurs du service public pour les attirer3333 Fabrice D’Almeida, Christian Delporte, Histoire des médias en France de la Grande Guerre à nos jours, Paris, Flammarion, 2003, p. 244. ». Miroir aux alouettes, l’impulsion créative suscitée par l’essor du clip musical se sclérose à mesure que la télévision confirme sa vocation commerciale. En 1987, alors que M6 récupère l’antenne de la sixième chaîne, un coup fatal est porté au service public avec la privatisation de TF1. En dépit de ses nombreux coups de gueule, Jean-Christophe Averty est progressivement relégué aux oubliettes. L’habillage ne résistera pas longtemps au retour à l’ordre visuel entraîné par ces mutations.

Durant les années 1990, le département des programmes courts de Canal+ maintient sa politique de promotion de la création audiovisuelle à travers la diffusion en clair de L’Œil du cyclone (1991-1999). Véritable ovni sur les ondes françaises, ce magazine dirigé par Alain Burosse, Pascale Faure et Patrice Bauchy prend la forme d’un mashup articulé chaque semaine autour d’un thème différent, traité le plus souvent de manière humoristique. Si les thématiques brassent très large ; du cinéma mainstream à la création expérimentale en passant par les questions iconographiques les plus cocasses ;, le créneau est toutefois l’un des rares à consacrer du temps d’antenne aux contre-cultures. Réalisé par Lefdup et Goyaud, le premier générique de l’émission bouscule d’ailleurs à dessein la propreté de l’habillage réglé par Robial au moment où l’encart annonçant la diffusion du « magazine » explose littéralement à la figure d’un téléspectateur médusé, incarné par l’acteur Jean-Claude Asselin. Assis devant la télé avec son plateau-repas, le misérable est atomisé par une gelée gluante qui charrie derrière elle une tornade de bibelots 2D et 3D, modélisés puis colorisés sur un micro-ordinateur Amiga. De tous ces objets volants, le globe oculaire emprunté aux musiciens du groupe satirique The Residents deviendra rapidement l’emblème du générique et de l’habillage réaménagés d’un numéro à l’autre.

Avec le recul, la stratégie d’Étienne Robial alliant la clarté d’une communication fondée sur la visibilité du logo et la lisibilité des mises en pages, s’est avérée être la bonne. Ce n’est sans doute pas un hasard si, devenu directeur artistique de Canal+, le graphiste a parallèlement signé l’identité graphique de La Sept, de M6 et de RTL TV ; devenue RTL9. Ainsi, le succès de Robial semble entériner la thèse d’Andy Warhol, comme quoi la télévision, c’est de « l’imprimé mobile ». Cependant, toutes ces expériences menées dans le domaine de l’habillage à l’ère de l’analogique rappellent qu’une autre voie aurait pu être davantage explorée : celle de la plasticité de l’image électronique. Ce n’est certainement pas Warhol qui dirait le contraire, comme le prouve son tout premier programme conçu en 1968 pour la télévision : une publicité pour la chaîne de restaurants Schrafft’s destinée à vanter un nouveau dessert, l’Underground Sundae. La mue psychédélique d’une cerise posée au sommet d’un sundae constituait en effet l’attraction principale de ce spot hypnotique fort bien décrit par un journaliste de l’époque :
« L’écran se trouve envahi par une tache magenta que le spectateur identifie soudain comme la cerise au sommet du sundae au chocolat. D’un puce chatoyant mué en vert chartreuse palpitant, les couleurs du sundae comme celles de l’arrière-plan passent par toutes les nuances de l’arc-en-ciel. On peut entendre les bruits du studio. Le sundae vibre au son de la toux provenant de la bande sonore. ‹ Andy Warhol pour Schrafft’s ? › s’étonne une voix féminine hors champ. Un speaker lui répond : ‹ Un peu de changement est bon pour tout le monde3434 Harold H. Brayman, « New Flavor at Old Favorite: Warhol and Underground Sundaes: Schrafft’s Will Never Be the Same », National Observer, 28 octobre 1968, cité par David Joselit, Feedback, Television Against Democracy, Cambridge (MA), MIT Press, 2007, p. 13..  »